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Questions de genre et émergence des minorités sexuelles: casse-tête des politiciens

Dernière mise à jour : 21 juin 2019

Alain Navarra-Navassartian


Le 9 décembre 2018 auront lieu, en Arménie, des élections législatives importantes pour le pays. Depuis un certains temps, les réseaux sociaux sont saturés de messages homophobes, d’appels à défendre la famille arménienne traditionnelle, sur le rôle de la « femme arménienne », etc. Ces messages émanent pour la plupart de partis d’opposition à celui de Nikol Pachinian, le Premier ministre.

Il ne s’agit pas d’essentialiser et d’opposer deux espaces, l’Occident, espace moderne et défenseur des minorités, à un autre espace, celui des marges « incivilisées ». Le constat ne tient pas d’autant plus que la Pologne, l’Italie ou la Hongrie tentent d’imposer un programme nationaliste et conservateur qui introduit le sexisme dans diverses politiques sociales.

Le cas arménien nous intéresse au premier chef, puisque nous y intervenons et que les fondateurs de l’ONG sont d’origine arménienne.

MAL DE TÊTE DU PREMIER MINISTRE

Pour Nikol Pachinian lui-même, l’asymétrie sociale, politique et économique de genre et l’émergence des minorités sexuelles dans l’espace public est un « casse-tête » sérieux.

On ne cesse de le répéter, les questions de genre et de sexualité sont des questions politiques, voire de géopolitiques. Puisque l’on constate que le « privé » constitue le support d’un discours politique avec des conséquences juridiques, économiques, sociales et politiques.

La diffusion de ces messages virulents nous rappelle que les questions de genre et des identités sexuelles reproduisent les hiérarchies sociales. Ces propos virulents ont tendance à naturaliser un ordre du monde, donc à l’organiser et à le dominer. A mettre en évidence un ou des groupes sociaux définis comme inférieurs et traités comme tels.

Les discours entendus en Europe, au Caucase ou ailleurs, prononcés par des hommes qui croient à la justesse morale de leurs buts, indépendamment du jugement de certains autres membres de leur communauté, les poussent à adopter des comportements, des propos et des caractéristiques appropriés pour un « homme ». Ainsi est souligné le fait qu’être un membre de la classe sociale des hommes n’a de sens qu’au travers de l’infériorisation et la subordination de ceux définis comme non-masculin (Thiers-Vidal 2010).

Le forum des Chrétiens LGBT qui devait se tenir à Erevan et la peur de voir le Premier ministre proposer une loi sur le mariage gay a mis le feu aux poudres. En l’occurrence un projet de mariage gay semble relever plus de l’agenda occidental que d’une réalité locale. Rappelons qu’il n’existe pas de lois anti-discrimination ou contre les violences à l’encontre des LGBT en Arménie.

La réaction du gouvernement aux violences contre certaines personnes du groupe arménien « new generation » qui accueillait le forum a été plus que mitigée. Le Premier ministre a réaffirmé son « attachement à la famille arménienne ». Dans une période délicate et d’élections, la réponse est politique et attendue.

Mais ce qui est le plus dérangeant dans les propos haineux diffusés sur les réseaux sociaux, ou dans les journaux par ces députés arméniens, c’est la revendication d’une identité arménienne, d’une identité « masculine » arménienne basée sur un rapport de pouvoir sans aucune place pour la diversité : transformation des relations sociales, des mentalités, des subjectivités, etc.

C’est un langage de la domination qui permet de saisir combien les questions de genre et d’identité sexuelle ont un rapport au pouvoir et sont un support du pouvoir. On suppose que Nikol Pachinian n’adhère pas à ce discours, on aurait aimé une réponse plus incisive.

Ceci n’est pas propre à l’Arménie, ce qui n’excuse en rien ce déferlement de haine, mais souligne combien l’axe principal de la structure du pouvoir est de connecter autorité à masculinité tout en construisant des hiérarchies d’autorité (cette structure de pouvoir est heureusement contestée et transformée par les luttes des femmes, notamment).

NATION, GENRE ET DROITS HUMAINS

Le discours sur la « nation » tient une grande place dans l’argumentation homophobe ou patriarcale de ces hommes politiques. On devrait plutôt parler d’imaginaire national dans la manière d’appeler sans cesse à la rescousse les héros légendaires ou historiques. De Hongrie en Arménie, de Pologne en Italie le mythe est convoqué pour rendre immuable et universel le contingent. Pêle-mêle se trouvent réunis la force masculine, le rôle « séculaire » des femmes, la polarité des sexes, etc. La nation en tant que construction de sens et communauté imaginée fonctionne comme une hiérarchisation du social.

Elle est dans ce cas l’annonce de projets d’exclusion puisqu’elle est envisagée comme un dispositif soudé autour d’une masculinité hégémonique qui minorise certains groupes.

S’attaquer aux inégalités de genre, « c’est devoir penser et s’attaquer aux autres inégalités qui s’opposent au principe de l’égalité humaine » (Connell 1987).

Il n’y a dans aucun de ces discours, ici et là, ce que John Stoltenberg appelait « l’identité morale » c’est à dire « la partie de nous même qui connaît la différence entre justice et injustice » (Stoltenberg 1990).

En Europe comme au Caucase, ces discours célèbrent la mère, la famille traditionnelle et les différences biologiques : ONG féministes mises sur des listes noires en Hongrie, les études de genre interdites, campagne sécuritaire. En Pologne campagne anti-avortement et les budgets pour le droit des femmes et des enfants reversés à Caritas. En Italie projet de loi accentuant le départ prématuré des femmes à la retraite, ce qui aurait des effets négatifs économiquement pour les femmes et qui leur montre clairement le chemin à suivre : retour à la case femme au foyer.

Dans l’ensemble de ces discours, les hommes adoptent un système de valeurs clairement masculinistes et démontrent ou tentent de démontrer que leurs pratiques sont « moralement » justes. Même si, de fait, divers groupes ne font pas partie des pairs moraux.

« La différence des sexes est conçue comme fondatrice de l’identité personnelle, de l’ordre social et de l’ordre symbolique » (Mathieu 1991).

Il s’agit donc pour les « vrais hommes » de ne pas s’identifier aux « non Pairs » (Thiers-Vidal), de pratiquer une dépersonnalisation de « l’autre », ce qui entraîne une absence d’empathie envers cet autre qui finit par ne plus exister et qui ne présente aucune expérience valide pour le reste de la société.

Nikol Pachinian interpelle d’ailleurs en ce sens les députés : « Doit-on laisser les individus LGBT sans existence légale ou même les éviter… ? ».

C’est à cela que devrait prêter plus d’attention le Premier ministre : pour les dominants, les rapports de genre sont le lieu privilégié de l’inégalité, ce qui a de réelles incidences sur les groupes qui n’entrent pas dans le cadre de la masculinité hégémonique comme source absolue de sens et d’interprétation de la réalité.

INJONCTIONS GENREES ET CONTEXTE HISTORIQUE

Les injonctions genrées ont été déjouées au cours de l’histoire européenne : luttes des femmes ou libération sexuelles des années 1960 et 1970, contraception et avortement. Mais dans ces régions aussi, car il faut noter l’émergence de nombreuses expériences minorisées qui refusent de s’aligner sur le modèle du récit collectif.

Si la masculinité hégémonique est toujours soumise au questionnement, la domination structurelle des hommes sur les femmes est la base sur laquelle se fonde l’ordre différencié et hiérarchisé des différentes formes de masculinité. Et pour l’instant, en Arménie, ces masculinités hégémoniques veulent rester une totalité étanche et unifiée. Pas d’hybridité malsaine avec des masculinités subordonnées gaies. Aucun processus de négociation n'est envisageable, pour le moment, aucune expression d’altérité ni de contradiction ne semble vouloir être tolérée.

Mais est-ce réellement possible ?

Car, en Arménie, il y a une variabilité de représentation de la masculinité, dû à différents facteurs : l’influence du statut social, de la position dans la structure de la parenté, le critère générationnel ou les contacts avec la diaspora, etc. l’ensemble de ces facteurs rend le bloc hégémonique moins cohérent qu’il y semble de prime abord. D’autre part l’ordre genré a été mis en discussion plusieurs fois par les luttes des femmes et des militants et militantes LGBT.

Ce qui différencie cette domination masculine et masculiniste de la simple volonté de perpétuation d’un ordre patriarcal et traditionnel c’est qu’il se définit en réaction aux questionnements de cet ordre par les revendications d’égalité du féminisme et des mouvements LGBT (Fassin et Fabre. 2003).

Serait-ce une réaction face à une perte de pouvoir ? Une réaction défensive ?

Nikol Pachinian a raison, genre et sexualité vont lui donner mal à la tête.

L’Arménie se penche régulièrement sur son passé, mais peu sur son passé soviétique et communiste. Et pourtant c’est une période cruciale pour la construction de l’identité nationale dans un contexte historique changeant. Sa conception de la masculinité a certainement été marquée par cette période. Après les années du bolchevisme, les années 1930 et le stalinisme ont vu le retour de la pénalisation de l’homosexualité et de l’avortement. Une approche en terme d’ « indésirables » et « d’ennemis du socialisme » a été mise en place à propos des homosexuels.

Mais à partir des années 1960, en URSS les études de genre se développeront jusqu’à la création d’un centre d’étude de genre au sein de l’Académie des sciences. Pourtant il semble que la question des femmes et la question sexuelle soient résolues. Les problèmes sociaux sont donc abordés comme des déviances individuelles. Quelles empreintes a laissé cette période sur la conception de la famille, de la sexualité ou de la stabilité familiale, etc. ? Y a t-il eu une crise de la famille ou du rôle de genre comme en URSS dans les années 1970- 1980 ?

Quant aux changements économiques, sociaux et politiques imposés par le libéralisme de l’après-indépendance et la guerre du Karabagh, ils sont plus étudiés, mais pas suffisamment pour débusquer la complexité de la trame des rapports sociaux et souvent sous le seul angle historique, sans faire appel aux différentes sciences sociales.

Tout cela rendant le concept de l’égalité de genre et le respect des minorités, inutile voire dangereux pour la nation.

Quant aux liens avec la Russie contemporaine qui sont évidents, ils sont souvent soulignés comme ce projet de loi sur l’interdiction de la propagande LGBT auprès des mineurs, calqué directement sur celui voté par la Douma en 2013.

Ainsi retrouve-t-on, dans les discours de certains politiciens l’imputation d’un ensemble de problèmes à l’abandon ou au danger de l’abandon de la famille traditionnelle et patriarcale. C’est pourquoi les tendances sociales innovantes qui existent en Arménie sont toujours vécues comme « destructrices » pour l’institution familiale et pour le pays.

C’est donc aussi vers ce passé récent (la présence russe et les liens avec le pays sont omniprésents) qu’il faudrait se tourner pour comprendre les sources et les logiques du tournant conservateur de l’Arménie sans se référer en permanence à une tradition qui remonterait a Ara le beau ou à David de Sassoun.

Les coutumes, les habitudes, la morale, les normes socioculturelles jouent un rôle important dans la configuration d’un ordre des rapports de genre qui naturalise et légitime socialement les inégalités et les violences.

S’attaquer aux femmes parce qu’elles sont des femmes ou aux individus LGBT parce qu’ils sont « différents », et si cela est validé par des pratiques culturellement acceptées qui promeuvent la violence, alors c’est un fait grave pour un Etat qui veut plus de justice sociale.

A Nikol Pachinian de savoir quelle solidarité il souhaite pour le pays.

Un modèle de solidarité fondé sur l’exclusion sélective des individus et de certains groupes ? Un ralliement, non pas autour d’objectifs et de missions claires, mais contre les « autres » ? J’ose croire que ce n’est pas le cas, en tout cas ,ce n’est pas cela que laissait espérer son mouvement.

BIBLIOGRAPHIE

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