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Le président Erdogan aux commémorations du 11 novembre : les leurres de la mémoire

Dernière mise à jour : 21 juin 2019

Alain Navarra-Navassartian


Volontaires arméniens de Tomarza dans la légion d'Orient

« Si la vérité n’est pas donnée une fois pour toutes, si elle peut évoluer, la recherche de l’esprit doit être d’autant plus profonde, consciente, aigüe. Elle doit prêter attention au mouvement du monde, aux changements de forme de la vérité ».

Thomas Mann. 1937. « Avertissement à l’Europe »

La présence du président Erdogan à la commémoration du 11 novembre est à la fois une surprise et un choc. L’acceptation de la brutalité normalisée en Turquie semble accompagner le « plus jamais ça » de ces célébrations.

Encore une fois les enjeux politiques de la mémoire se dessinent devant nos yeux. Un monde sans utopies le regard tourné vers le passé, avec pour but une célébration de ce passé à qui l’on donne une ambition éthique (devoir de mémoire, travail de mémoire…), mais qui par la seule présence du président turc et des enjeux économiques et géopolitiques, induira des refoulements et des productions d’oubli : aucune référence ou mention au génocide des Arméniens, ni à celui des Assyro-chaldéens, au massacre des Grecs pontins ou plus simplement à la Légion d’Orient …

La réification du souvenir a fait du passé un objet de tractation : pas de références aux problèmes historiques qui dérangent la Turquie.

Ce que montre cette commémoration, comme d’autres d’ailleurs, c’est que l’on choisi certaines figures du passé et les autres sont marginalisées avec les luttes et les morts qui les accompagnent.

Le pragmatisme à l’œuvre dans cette commémoration démontre que la mémoire se construit à travers des cadres sociaux et politiques. La mémoire du génocide arménien doit devenir pour l’état turc une mémoire sans visibilité. Mais la mémoire et la vérité « restent les moteurs d’une résistance active partout ou le déni du passé s’accompagne d’une violence exercée au présent ». (Coquio.2015). Une conception téléologique de l’histoire sert la Turquie contemporaine car elle permet de démontrer que les conflits ne sont que des anomies et non de réelles tentatives de transformation de la société ou du monde : toute l’identité turque étant construite sur la perception des menaces extérieures et intérieures et sur une culture de la violence qui s’enracine dans ce génocide. Ne pas citer le génocide de 1915 s’inscrit dans une logique pragmatique face à la Turquie mais ne peut faire oublier que la volonté d’homogénéisation ethnique du territoire ottoman est encore à l’œuvre dans la Turquie contemporaine. Ce n’est pas seulement le déni du génocide arménien qui est encouragé, mais le déni quotidien des violences et de l’arbitraire : les Kurdes, les emprisonnements de milliers de personnes, la vie intellectuelle et culturelle empêchées, la presse muselée, etc. Cette violence d’état perdure contre les Kurdes, les Alévis et les Arméniens qui restent encore en Turquie.

La mémoire n’est donc pas neutre et moins encore son utilisation puisqu’elle favorise les intérêts d’un groupe sur un autre (économiques, géopolitiques...). La mémoire est socialement et politiquement située.

Une « claudication » entre la mémoire et l’histoire où les relations de pouvoir qui sont à l’œuvre à travers les pratiques de l’histoire et des usages de la mémoire sont mises en évidence.

Le malaise dans cette culture de la mémoire semble évident en ce jour du 11 novembre : une super puissance qui se désolidarise et se trouve dans l’incapacité d’imposer un ordre au monde et des forces européennes porteuses censément d’une espérance de mutations qui sont dans une crise profonde par l’absence de perspectives, l’échec de leur projet politique, la montée des régimes populistes, un arrangement incessant avec les droits humains et un processus de déstructuration interne.

En quoi la mémoire serait-t-elle donc porteuse d’enseignements ? Aujourd’hui elle n’enseigne rien !

En premier lieu parce que les politiques de la mémoire s’adressent à une abstraction : un citoyen universel supposé être influencé par ces politiques. L’ensemble des recherches sociologiques le démontre, les publics concernés sont très loin de cette figure tutélaire.

D’autre part parce que la mémoire et son utilisation se développe à la proportion d’une crise des valeurs politiques. « Les politiques de mémoire ne sont ni plus ni moins que des politiques pourvoyeuses de fictions » (Gensburger-Lefranc).

Quant aux croisements des mémoires post génocidaires, Shoah/Rwanda/Génocide arménien, qui ont permis une avancée, ils semblent aujourd’hui moins d’actualité. Les clivages se sont creusés. L’articulation des mémoires devient essentielle, il ne s’agit pas seulement d’interactions idéalistes, mais d’élargir le champ et de voir ce que 1948 ou la guerre des six jours ont eu comme effet dans le monde arabe. Si cette articulation des mémoires ne se fait pas plus « honnêtement », la culture mémorielle sera une source de conflits.

Mais ce n’est pas tant la politique de la mémoire qui m’inquiète en ce jour, mais plus la tolérance envers des comportements politiques qui questionnent les droits humains fondamentaux. Au delà d’une erreur de casting qui s’avère être le comble du pragmatisme politique qu’est ce que la Turquie de 1914 à 1918 et celle d’aujourd’hui peuvent apporter comme représentations communes ? Un génocide ? Une dérive autoritaire ?

Il ne s’agit donc pas de produire du sens à partir d’évènements passés, mais de créer des interactions politique dans le présent. Les politiques de la mémoire sont devenus un espace transactionnel ou la victime est priée de rester raisonnable, voire invisible.

Cette présence d’Erdogan questionne aussi l’idée de vérité et d’éthique. Des mois durant les imbroglios, les scandales, les actes anti-démocratiques qu’ils soient politiques, juridique ou médiatiques ont secoués la Turquie, suscités de vives réactions de par le monde et on retrouve le président Erdogan, non seulement aux commémorations, mais au Forum pour la Paix. En fait, on offre sciemment à ce genre de gouvernant une forme de légitimité qui préserve son type de gouvernance. Si l’on a peur et que l’on fustige à juste titre, les gouvernements populistes hongrois, polonais ou italien, il est curieux, voire dérangeant, et pas crédible que la présence d’Erdogan ne soulève pas même une inquiétude.

Pourquoi un sentiment de colère sourde m’a pris en voyant le président Erdogan là où il n’aurait pas dû être ? Parce que l’on ne citait pas le génocide arménien ? Oui, bien sûr, mais je suis habitué depuis des décennies à devoir apporter sans cesse, la preuve de la réalité des corps torturés de mes arrière-grands-parents, ma génération, celle des héritiers connaît bien ce lieu de la « survivance » ou sortir du génocidaire peut être synonyme d’abandon ou de trahison. Cette errance entre retrouvailles et pertes. Mais c’est cette invisibilité dans le fil de l’histoire national qui m’a le plus touché. Nous sommes bien présents dans les politiques mémorielles mais absents dans ce moment d’imaginaire collectif. Très curieusement c’est de la Légion d’Orient que j’aurais voulu que l’on parle, crée en novembre 1916, le contingent arménien comptait en 1917, 58 officiers et 4360 soldats arméniens dont 288 Arméniens de France.

Je suis Français d’origine arménienne. Voilà ce que j ‘avais envie de dire à la fin ce ces cérémonies. Pourquoi ?

Tout d’abord parce je ne veux pas laisser l’appartenance (arménienne) se muer en une forme uniquement privée : famille, religion. Français rattaché au groupe arménien, mon appartenance au groupe est incontournable, mais me satisfait plus que cette entité « les Arméniens », notion vague, floue et finalement sans « corps ».

L’existence d’un groupe se construit, elle n’est ni réductible à une « nature » ni au système que produit sa représentation ethnologique, ni au passé qu’exhument, sélectionnent, ou réfutent les politiques de la mémoire. L’existence du groupe arménien relève bien de l’historicité si par là on entend « la capacité qu’à un groupe de se transformer en réemployant à d’autres fins et pour des usages nouveaux les moyens dont il dispose ». Les représentations mythiques, historiques ou idéologiques qu’un groupe se donne de lui-même ne cessent de se transformer même si elles sont censées dire un immémorial de l’identité. Il est temps pour ce groupe de réaliser que de dépolitiser ces figures, de les muer en « monuments identificatoires », c’est oublier qu’ils sont avant tout les instruments d’une histoire sociale.

Nous sommes les « rois » de l’intégration, la peur viscérale de déranger ou d’être de nouveau chassés, je ne sais pas, fait que nous avons investi essentiellement dans la patrimonialisation de la mémoire arménienne, vu comme un dérivatif du politique dans les enjeux de la mémoire. Cela nous empêchent d’agir dans l’espace ouvert et médiatisé de l’espace public où apparaissent les tensions entre les stratégies des différents acteurs. Avons-nous les outils nécessaires ? Les compétences nécessaires ? Je n’en sais rien non plus.

La désarticulation du corps social arménien a été trop souvent illustrée. Il ne s’agit plus de penser les « territoires » ou « les communautés » arméniennes comme des lieux utopiques de la refondation collective, mais de s’engager plus avant dans le débat politique et social de notre pays. La citoyenneté française offre les moyens politiques de développer sa spécificité tout en restant français, à nous d’en faire bon usage. Il s’agit de mettre en place dans le champ politico-social des stratégies. L’unité politique nécessaire à la mise en place de ces stratégies nécessite que les Arméniens se donne pour objectif d’exister aussi en tant que groupe. Ce terme est employé en raison du sémantisme de réunion et de structuration qu’il comporte.

Nous devrons de toute façon, faire un jour un examen critique de l’appareil conceptuel pour penser l’appartenance des quatrième et cinquième générations de Français d’origine arménienne.

Pour que l’histoire de ce peuple soit écrite et surtout diffusée en toute vérité et d’ailleurs comme chaque peuple en a le droit, il nous faut comprendre toutes les dynamiques de pouvoir, économiques ou politiques, qui les lient aux politiques de la mémoire et surtout avoir des moyens d’action et non pas seulement de réaction. C’est à une histoire inclusive qu’il faut prétendre et non pas à une histoire des marges, où on aimerait cantonner les minorités problématiques.

Cette absence du génocide arménien durant ces commémorations doit nous offrir l’occasion, aux Arméniens, de penser à revoir nos rapports avec l’extérieur du groupe et pour cela il est nécessaire de revoir nos propres interdépendances : communication, transnationalité, hiérarchie des rôles, normativité, représentation politique…

Le danger se dessine bien là, que la communauté arménienne reçoive le masque du « privé » et que l’ensemble du groupe soit traité comme une vaste association (dotée de représentants et de certains pouvoirs) formée sur la base de statuts et de choix individuels. Par ce biais, la réalité du groupe s’effriterait et s’atomiserait plus qu’elle ne l’est déjà, de sorte que la gestion de cette communauté ne serait fondée que sur des individus et ne pourrait plus se confronter à une autre logique sociale. Les politiques de la mémoire renvoient directement au politique. La mémoire est aussi un outil d’action sur le monde social. Les mémoires sont politisées en ce sens « qu’elles sont inséparables des modes de circulation et d’usage du pouvoir dans un espace social donné ».

« Si les hommes manquent certes de justice et d’amour, sûrement, ce dont ils manquent surtout c’est de significations ».

Paul Ricoeur

Bibliographie.

Andrieu Claire, Gensburger Sarah, Semelin Jacques. « Résistance aux génocides. De la pluralité des actes de sauvetage. 2008. Sciences-po. Les presses

Antichan. Gensburger. Teboul. « Dépolitiser le passé, politiser le musée ». 2016.

Gensburger. Lefranc. « A quoi servent les politiques de la mémoire ? » 2017. Sciences-po. Les presses

Coquio Catherine. « Le mal de vérité ou l’utopie de la mémoire ». 2015. Armand Colin

Giddens Anthony. « The constitution of society ». 1984. Cambridge

Giddens Anthony. « The consequences of modernity ». 1990. Cambridge

Giddens Anthony. « Politics, sociology and social theory: encounters with classical and contemporary social thought ». 1995. Cambridge

Harding Sandra. « Strong objectivity: a response to the new objectivity ». 1995. Kluwer academic publisher

Sintomer Yves. « Max Weber, la domination ». 2014. La découverte.

Traverso Enzo. « L’histoire comme champ de bataille ». 2010. La découverte

Traverso Enzo. « Le totalitarisme. Le 20 ème siècle en débat ». 2001. Seuil

Piralian Hélène. « Arménie : de l’abîme aux constructions d’identité ». 2009. L’harmattan

Piralian Hélène. « L’enfant malade de la mort. Lecture de Mishima ». 1989

Piralian Hélène. « Génocide, disparitions, déni : la traversée des deuils » 2007. L’harmattan

Prochasson Christophe. « L’empire des émotions : les historiens dans la mêlée ». 2008. Demopolis


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