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La relation ambigüe et contradictoire avec le politique en Arménie

Alain Navarra-Navassartian


Des vidéos circulent sur les réseaux sociaux montrant des affrontements entre partisans de N. Pachinian et d’autres groupes plus tard, une vidéo montre le simulacre d’exécution d’un couple comme un simple spectacle de rue, Pachinian hurlant dans un mégaphone ou encore, une femme dressée devant un de policiers. « La guerre fait l’état » énonçait Charles Tilly, mais cette dernière guerre du Haut-Karabagh semble avoir, plutôt, signé l’effacement de l’état au sens de la définition weberienne. Une ahurissante série de « maladresses », de drames (plus de 4.000 morts et 9.000 blessés) et une capitulation stupéfiante ont amené une partie de la population à douter des fonctions régaliennes au sein d’un conflit état/citoyen qui dépasse la simple revendication.


En 2018 la désobéissance civile qui amena N. Pachinian au pouvoir ouvre de nouvelles perspectives puisque la désobéissance civile est une forme d’action politique qui porte l’idée politique de l’autonomie décisionnelle du sujet, mais aussi la prise de conscience de sa capacité. Il ne s’agit donc pas de minimiser l’importance de ce mouvement, la révolution de velours, car elle semblait ouvrir la voie à une plus importante et constante négociation entre le sujet politique et le pouvoir politique. D’autre part, la non-violence du mouvement de 2018 avait toute son importance comme le souligne J. Rawls : « Cette fidélité à la loi aide à prouver à la majorité que l’acte est, en réalité, politiquement responsable et sincère et qu’il est conçu pour toucher le sens de la justice du public ». Des revendications qui exprimaient une colère fondée sur le sentiment d’une dignité et d’une justice bafouées. On ne pouvait que se réjouir que chacun « retrouve sa voix » pour dire son insatisfaction devant le cours intolérable de la conduite des affaires publiques.


Trois ans plus tard, il semble que l’état se défait à nouveau pour laisser place « aux féodalités concurrentes ».


La guerre, son désastreux traitement médiatique qui a utilisé le nationalisme le plus primaire jusqu’aux informations erronées, la licéité du secret permanent sur l’ensemble du processus de la guerre et de la capitulation, les lourdes pertes humaines, l’immaturité politique des dirigeants, y compris celle de Pachinian incapable de comprendre la nécessité d’organiser son départ, la transition et des élections anticipées, pourtant envisagées, ont mis à mal la confiance envers le dirigeant. Contrairement au principe de Rousseau, on n’obéit pas qu’à soi-même mais à autrui, à celui-là qui est digne de confiance. La confiance est le fondement de toute justice.


Il ne s’agit pas de rendre N. Pachinian responsable de l’état prédateur instauré par ses prédécesseurs, mais de questionner la légitimité du pouvoir en place après cette guerre, ces pertes humaines et après une telle capitulation.


L’affirmation reprise en chœur : « Si Pachinian part, les anciens reviendront » qui est l’argument essentiel et qui s’affiche sur tous les réseaux sociaux marque le manque de confiance dans l’autonomie morale des citoyens arméniens ou dans le système qui n’offre donc qu’un choix binaire comme seule solution et souligne l’injonction, dictée par la peur, à se plier pour éviter l’abîme ou le néant. L’obéissance n’est civile qu’à certaines conditions.


LÉGITIMITÉ COMPLEXE


On peut difficilement soutenir que ce conflit, et la capitulation qui s’ensuivit, puissent être mis au bilan positif de l’action publique de N. Pachinian. Pourtant tout un pan de la société arménienne semble l’occulter. Il faut préciser que le Premier Ministre a tenté de démontrer que le conflit était une étape nécessaire, puis on nous assène la nouvelle qu’après quatre jours de combat, les jeux étaient faits et qu’il était clair que nous ne pouvions pas gagner… Le conflit a duré quarante-quatre jours ! L’inutilité du sacrifice de jeunes hommes apparait comme une évidence scandaleuse. Il devient alors évident qu’un ordre légal apparaisse comme injuste et qu’un régime légalement constitué s’avère illégitime, notamment après une défaite de la sorte (M. Weber). La guerre a entraîné une crise qui tend à la perte de légitimation du gouvernement de N. Pachinian. Elle vient de ce qu’une partie de l’opinion publique, ébranlée en ses assises les plus profondes, ne donne plus son adhésion aux régulations formalisées par le gouvernement Pachinian. Il ne s’agit pas d’une incohérence, mais d’une crise d’identité (Habermas). Il faut intégrer ce questionnement sur la légitimité d’un gouvernement ou d’un leader dans un moment précis d’un pouvoir dans une culture donnée. Il faut intégrer la légitimité dans l’analyse causale de l’appel au changement politique et non pas utiliser le concept de façon rétroactive, une fois que la crise a eu lieu.


Lorsque les modalités de la capitulation ont été connues on a pu, déjà à ce moment là, pointer la relation entre pouvoir, légitimation et communication.


Même si le concept de légitimité reste difficile à saisir, on peut souligner que le pouvoir politique repose fondamentalement sur la légitimité qui renvoie à la confiance, à un crédit initial et à ce qui possède un caractère cohérent et crédible. On ne peut faire ici la synthèse des diverses conceptions de la légitimité, mais on doit l’envisager dans un espace mêlant considérations empiriques et normatives.


Questionner la légitimité de Pachinian à rester au pouvoir ne met pas en discussion la légalité de son gouvernement. Une distinction s’impose entre la légitimité du régime et la confiance faite à des dirigeants particuliers.


A quel niveau un leader perd-il sa légitimité ? Confiance et légitimité ne doivent pas être confondues. On peut envisager qu’un leader perde sa légitimité sans que le régime qu’il avait institutionnalisé soit remis en question. Que Pachinian quitte le pouvoir ne doit pas être obligatoirement un recul vers l’oligarchie. S’il existe « des coulisses du pouvoir », je n’en sais rien pour ma part et je ne peux rien en savoir, donc tout se limite à la dimension visible des diverses contradictions issues du conflit et du règlement du conflit du Haut-Karabagh. Je ne peux que constater la construction politique de la réalité du conflit (qui, par bien des manières, est extrêmement violent pour les familles des victimes) et qui devient, à présent, une mise en scène de la politique pour l’emporter dans la lutte concurrentielle avec d’autres prétendants au pouvoir. Tout le monde oubliant qu’il serait juste, pour une population désabusée, de pouvoir entrevoir une organisation de la collectivité ou une idée de la collectivité acceptable après ce cataclysme. N. Pachinian peut-il représenter l’unité d’un peuple puisqu’il ne représente plus la fonction symbolique de garant de la réalité ? Les explications concernant le processus du conflit et de la capitulation ressemblent plus à un transfert permanent de responsabilités qu’à une analyse claire et argumentée. Il y a des moments de l’histoire ou le « secret nécessaire » ne fonctionne pas, même si on le dit plus licite que le mensonge. Car ce qui est ébranlé c’est la confiance dans l’honnêteté, rapportée à sa dimension programmatique (je ne parle pas ici de transparence), au fait de tenir ses engagements sur le long terme, ainsi qu’à la dignité que l’on attend d’une fonction élective. D’autre part on ne peut défendre l’intérêt général par un appel incessant à la population à démontrer son « attachement » au leader. Le citoyen n’est pas un client et l’état n’est pas un fournisseur, n’est- ce pas ce que l’on reprochait, entre autres malversations, au précédents leaders arméniens ?


Voici donc de nouveau « une démocratie en délibération » (Habermas) prise en otage de la communication des uns comme des autres qui ne vise qu’à produire du consensus en oubliant que la formation d’un monde commun passe par le langage argumenté et non par des slogans braillés dans un porte-voix ou des simulacres d’exécutions sordides.


La défaite délégitime et place le perdant dans un processus d’affaiblissement de l’état. L’issue des guerres semble toujours moindre, mais il parait évident qu’un état perdant et signant une capitulation ne conserve pas les mêmes moyens matériels et symboliques. On constate aujourd’hui les plus néfastes effets de ce conflit : une guerre intestine pour démanteler les restes de la capacité de l’état qui n’ont pas été détruits dans la guerre. Un leader politique peut être considéré comme un réducteur d’incertitudes à travers l’honnêteté qu’il déploiera.


PERSONNALISATION SYSTÉMATIQUE DU POUVOIR


On a souvent dit que le processus charismatique résulte d’un jeu de miroir entre une personne et un public. Ceci a certainement fonctionné pour N. Pachinian en 2018 lorsqu’il a pu incarner le « charisme magique » dont parle Max Weber, mais aujourd’hui son « charisme de fonction et d’autorité » (Weber) est largement battu en brèche. Il faudrait d’ailleurs déterminer qui sont les réels militants ou partisans, les sympathisants, les non-engagés indécis et fluctuants dans leurs opinions ou les apeurés, ceux qui veulent, au nom de l’unité, ramener du complexe à du simple, le pluriel de cette expérience désastreuse à l’unique du concept.


Il ne s’agit pas, toujours, pour rendre compte d’une unité sociale donnée (la société arménienne) d’invoquer le ciment culturel, voire spirituel, mais bien les formes concrètes du pouvoir (Horkheimer). On nous propose donc d’intégrer et d’accepter le fait qu’il n’y a qu’une bipolarité possible dans le champ politique arménien. Pachinian ou les anciens oligarques. Ce discours ne fait que renforcer l’idée d’intrication des rapports de domination et de la culture politique, une dépendance acceptée, pire, intériorisée. Il ne s’agit pas de ramener la politique à un simple rapport de domination se définissant comme une scission entre une minorité de dominants et une multitude de dominés. Sinon, à quoi bon nous rebattre les oreilles de révolution de velours, de démocratie, etc. Car c’est en dehors de la domination que s’instaure l’état (Spinoza). Il y a une hétérogénéité de la politique et pas seulement deux choix possibles. On enlève par là tout espoir en un changement de nature politique, sinon la politique n’est que le lieu de l’administration de la stagnation. Tout demeure identique lorsque les modifications souhaitées restent à l’extérieur de toute logique politique.


Les réseaux sociaux jouent un rôle décisif, non seulement en accroissant les possibilités de mobilisation et de communications instantanées, mais ils ne donnent naissance qu’à un monde déstructuré ou chacun entre en relation avec ceux qui lui ressemblent le plus. Il s’agit plus d’un espace de confrontation où le désaccord n’a aucune fonction structurante. Aussi s’invective- t-on de Paris à Erevan en passant par Los Angeles, exprimant notre indignation face à la situation en Arménie dans un climat de colère régressive et inutile. C’est bien là une des responsabilités de Pachinian : au lieu d’encourager un soutien affectif et inefficace face aux faits intolérables survenus durant cette guerre, ne valait-il pas mieux produire une analyse raisonnable des causes, identifier correctement les problèmes, préparer une transition ou respecter la décision d’élections anticipées plutôt que de transférer toutes les responsabilités, proposer un horizon pour l’action ?


L’excès de personnalisation en politique, la « pathologie du charisme politique » (Monod 2012), doublé de la relève des générations qui ne s’est pas avérée un gage de changement et surtout de compétences, souligne que la théâtralisation du changement a peu à voir avec la capacité à rénover authentiquement les idées et les projets.


Que signifiera gouverner dans le nouveau contexte qui attend l’Arménie ?


Certainement : passer, dans la prise de décision, du style normatif au style cognitif : raisonnement analytique, pensée critique, gestion de la complexité et prise en compte de la richesse qu’est la diversité d’opinions, de jugements et de la capacité de la population arménienne et diasporique afin d’être capable de distribuer l’intelligence collective. Car le cadre dans lequel surgit cette intelligence est un cadre public et pas seulement celui des multiples associations présente en Arménie. Il ne s’agit pas de faire simplement la somme des connaissances des individus, mais de créer des interconnexions entre entités individuelles. Il ne s’agit pas d’avoir plus d’experts, mais que les systèmes soient « experts ». Mais tout cela est inutile si « l’intelligence » publique et organisée (État et ses institutions) ne permet pas de les mettre à profit.


LA PEUR


Pouvons-nous permettre que notre peur de ce qui pourrait arriver soit la raison pour que rien n’arrive ? Si Pachinian quitte le pouvoir alors Sarkissian ou Kotcharian reviendront… Mais pourquoi ? L’Arménie n’est-elle pas une démocratie parlementaire ? N’y-a-t-il pas d’autres choix, des élections par exemple ?


« La phobie d’une fin fantasmée produit la réalité d’un pouvoir assujettissant des assujettis consentants » (J.P Dollé. 2004) Devrons nous rester dans cet état de guerre de tous contre tous ? Avec, pour seule posture politique, celle d’un dirigeant qui cherche désespérément un transfert des responsabilités et, en face, des groupes qui proposent d’être plus terrorisant que le groupe précédent ? Belles perspectives, en effet : ayez peur et votez pour moi.


En fait, les uns comme les autres proposent que la société civile assure elle-même l’orthodoxie politique souhaitée par le pouvoir (des uns comme des autres)

L’unité par la peur n’est pas un projet politique, il ne doit pas l’être car ce serait entériner un projet qui s’est tissé à force de mauvaises gouvernances, d’idéologies et d’actions collectives qui s’avèrent être des échecs aujourd’hui et qui ont couté la vie à des milliers de jeunes hommes. L’ordre social arménien serait donc voué à n’être composé que de collaborateurs, d’attentistes ou de victimes ? Comment penser les évolutions du système dans un tel cadre ?


Tout citoyen peut interpeller les responsables politiques : où en sommes-nous ? Où voulez- vous nous mener collectivement ? Comment comptez- vous faire ? Tout cela afin de renvoyer à l’exigence d’un diagnostic, d’une vision collective de l’avenir, d’un programme stratégique de mesures et d’un plan d’exécution précis.


Le mot d’ordre pourrait être, ensemble, diaspora et Arménie dans une reconfiguration du rôle de la diaspora hors de sa fonction philanthropique.


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