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La communauté arménienne comme communauté politique ?

Comment se gouverne-t-elle en tant que groupe ? Quelle représentation pour l’ensemble des Arméniens dans l’espace communautaire ? Quel champ d’actions politiques ? Quelles perspectives ?


Alain Navarra-Navassartian


Jean Jaurès, janvier 1910, à Paris, Chambre des députés


Pour cause de covid-19, il n’y a pas eu de rassemblement pour la commémoration du génocide des Arméniens. Mais ces « affiches » électroniques proposées par le CCAF (Conseil de Coordination des Organisations Arméniennes de France).


Durant une commémoration habituelle, l’irruption du régime émotionnel est évidente. Ma mère à mes côtés me rappelle le statut d’héritier que nous partageons, le rituel de la célébration ; le partage social de l’émotion intensifie les réactions affectives et l’on acquiesce à l’ensemble des discours sans vouloir en relever, au mieux les redondances, au pire, l’absence de stratégies dans la coordination d’actions collectives. Comme chaque année, l’élément dramatique de l’histoire arménienne, la part « d’histoire invivable » (G. Bensoussan) revivifie le sentiment identitaire d’appartenance. Mais cette année, la confrontation avec les propositions d’images et de texte du CCAF, m’a laissé perplexe. Tout d’abord ce « je me souviens ». Outre le fait que je n’ai besoin de personne pour me souvenir de ma famille, je me suis posé la question du pourquoi ce « je ». Serait-ce donc individuellement que nous devrions faire remonter la mémoire et par-delà, l’histoire du génocide arménien pour combattre le négationnisme d’état turc ? Le récit des persécutions et du génocide n’a pas réussi à construire une digue contre son négationnisme. Mais plus sûrement, à figer l’Arménien dans une figure essentialiste de la victime. En l’absence d’une politique pragmatique du groupe, à l’intérieur même de ses frontières, nous voilà, encore, dans le repli de nos territoires mémoriaux. L’attrait des jeunes générations pour cette mémoire n’est en soi le signe, pour la plupart, d’aucune vigilance politique ou civique, excepté les organisations de jeunesse traditionnellement politisées et militantes ou de nouvelles associations, comme « charjoum le mouvement», qui font régulièrement des actions que l’on doit considérer comme des actes politiques, mettant en exergue le sens politique de l’engagement des négationnistes ou de leur soutien, même involontaire.

(Précision : n’appartenant à aucun de ces mouvements il ne s’agit pas de partialité). « Je me souviens » ne suffit donc pas, c’est en termes politiques que le débat se pose : l’universalité du crime fait que, au-delà de toute appartenance ethnique, chacun se sente potentiellement victime de ce crime d’état et de tous crimes d’état. Le génocide des Arméniens n’est ni a-historique, ni a-temporel, il porte en lui une mémoire politique portée par des hommes et des femmes qui ont eu leur « densité d’existence » (M. Hovanessian) de pensée et d’engagement.

« La dévotion ne peut tenir lieu de réflexion politique sur la tragédie vécue »

(G. Bensoussan).


COMMUNAUTE

Le terme de communauté fait partie du langage courant mais aussi du langage académique et politique. Renvoyant à un entre soi social et spatial. La proposition de « relayer » me le rappelle. D’une certaine façon, la communauté est toujours une entité dépendante et subalterne. Elle sous-entend un statut minoritaire ou minorisé. C’est donc une catégorie d’ordonnancement de la société qui est, au départ, exogène et qui tente de définir l’autre. Les premières générations d’Arméniens en France l’on vécue. La communauté, elle, a placé les acteurs dans des positions hiérarchiques se référant à une identité collective ou à des critères d’identification majeurs. La troisième génération (nous reviendrons sur ce concept de génération) a négocié certains critères d’identification en fonction des dynamiques globales : guerre du Vietnam, cause palestinienne, arrivée des jeunes Arméniens du Liban, etc... On a constaté alors comment les frontières de la communauté se modifiaient dans des rapports d’altérité croisés entre les acteurs, leurs histoires et leurs aspirations. Pourtant, elle a généré un système d’autorité qui précise, qui a la parole, qui représente l’ensemble du groupe arménien (encore une fois, même ceux qui ne sont dans aucune des associations) et qui affirme les aspirations de l’ensemble du groupe. C’est là, pour moi, un danger plus grand que l’acculturation, il s’agit de la désappartenance ; autour de ce concept jouent des valeurs et des devoirs dont on se libère parce que l’on ne se reconnait plus comme composante d’un groupe, parce que l’altérité n’est pas reconnue ou encore parce que la communauté n’est plus une structure qui relie, ou encore parce qu’on y trouve pas, ou plus, un travail de réflexion sur des pratiques tacticiennes ou des stratégies concernant les enjeux essentiels de la communauté, ou bien encore, parce que l’espace social de la communauté n’est pas assez ouvert à de nouvelles expressions.


L’appartenance à la communauté arménienne, comme à toute autre communauté ne peut plus se fonder uniquement sur une « donnée de nature », sur le fait d’être né arménien ou sur une affinité ethno-culturelle et religieuse. Même si cela représente une des «fidélités» les plus importantes pour un ensemble de communautés, ces liens primordiaux sont évidemment nécessaires mais ils évoluent dans les interactions avec la société globale. Si je suis engagé dans la lutte contre le négationnisme, cela est bien évidemment dû à mes origines arméniennes mais aussi à ma réflexion personnelle sur l’injustice qui frappe les minorités prises dans le discours de domination et de perversion de l’histoire. J’utilise donc le terme de politisation dans le sens de cette définition :

« [Il s’agit de] comprendre comment […] des rapports sociaux, des styles de relations, des formes d’échange et de communication, des pratiques professionnelles, des engagements associatifs et ainsi de suite, deviennent des éléments ou des règles de l’espace politique et produisent de surcroît les catégories de pensée qui permettent d’en parler. Il s’agit là des formes et des voies d’une conversion, celle de toutes sortes de pratiques en activités politiques. C’est cette conversion qu’on appelle ici politisation. En retour, la politisation peut désigner l’infinie diversité des effets de cette conversion sur les acteurs et les activités apparemment les plus éloignés du jeu politique, les plus étrangers à ses règles et à ses enjeux […]», Jacques Lagroye, «Avant-propos», dans La Politisation, Paris, Belin, 2003.


La mémoire doit être rebelle à tout discours convenu pour ne pas porter en elle la force de l’habitude et afin d’être à même de développer le message dont elle est porteuse, non seulement aux Arméniens, certes, mais aussi aux autres. La mémoire ritualisée est souvent la « mémoire de l’ordre ». « La dévotion ne peut tenir lieu de réflexion politique sur la tragédie vécue » (G. Bensoussan). Il faut donc rester prudent dans l’affirmation de constantes mémorielles et de production d’universaux. Mais la mémoire et son partage sont un outil d’action sur le monde social car toute opération de la mémoire produit des significations et des transformations. Mais pour que ces significations soient partagées, réappropriées ou questionnées, il faut construire un discours intellectuellement et politiquement valide. La mémoire est politisée, puisque inséparable des modes de circulation et d’usage par le pouvoir dans l’espace social, et elle se trouve être une constituante des moralités politiques. Cela nécessite donc d’autres approches qu’une érudition académique (nécessaire) ou une mise en commun d’un certain pathos (auquel je participe) afin de créer une mémoire publique et, pas seulement, une mémoire de l’entre-soi.


La reconnaissance même du génocide et les discussions qui précédèrent la loi de 2001, sont un exemple d’enjeux politiques et électoraux. Parce qu’elle met en action, d’abord, la mobilisation arménienne et le rapport à l’état puis la reformulation des répertoires d’actions ou le rapport personnel de certains représentants arméniens avec des partis politiques français. Ce qui entraîne une accumulation de ressources politiques pour ces personnes. Mais est-ce la même chose pour l’ensemble du groupe arménien ?

C’est de 1973 que date l’une des premières mentions du génocide dans un rapport à la sous-commission des Nations Unies pour la lutte contre les mesures discriminatoires et la protection des minorités. Le 22 août 1985, la reconnaissance est officialisée par la sous-commission des droits de l’homme des Nations Unies. Mais ensuite, l’essentiel de la reconnaissance à travers le monde est un fait politique et singulièrement parlementaire.


Quant à la proposition de loi de 1998, elle correspond à une promesse électorale de Lionel Jospin de 1997. Elle s’effectue d’ailleurs dans le cadre de la niche parlementaire du parti socialiste. Le débat est placé sous l’égide des droits de l’homme et des valeurs universelles dont la République française est porteuse : « un devoir de mémoire concernant le premier génocide du XXe siècle [d’autant plus que] le reconnaître c’est agir pour que ce crime contre l’humanité s’inscrive dans la conscience collective nationale et serve d’enseignement pour en empêcher le renouvellement » (Guy Hermier, PC).


Ce texte va devenir un brûlot parlementaire, mais ce qu’il faut souligner, c’est qu’un ensemble de parlementaires souligneront que l’argumentaire pour la reconnaissance ne concerne pas la France directement. On fera d’autre part peser les dangers économiques (contrats commerciaux avec la Turquie, notamment d’armement), diplomatiques et stratégiques (la Turquie, membre de l’OTAN, etc..). Nous sommes bien dans des enjeux politiques ou géopolitiques, loin d’une sorte de communauté imaginaire qui aurait pour lien le compassionnel. En 1997, déjà, La France aurait accédé aux désirs d’adhésion de la Turquie, si le chancelier Kohl et les pays scandinaves ne s’y étaient opposés.

Les propos d’Hubert Védrine sont intéressants à rapporter ; ils démontrent toute la difficulté et l’ambiguïté de cette démarche pour l’état français : « Ce devoir de mémoire doit-il et peut-il prendre la forme d’une loi qui « reconnaîtrait » ce génocide ? Cette interrogation est d’ordre juridique et constitutionnel, mais aussi philosophique. Appartient-il en effet à une assemblée parlementaire de qualifier des faits historiques, survenus il y a plus de quatre-vingts ans ? ».


Quant à l’opportunité de cette mesure : « De la Méditerranée à la Caspienne, comme partout dans le monde, notre politique extérieure vise à éradiquer les causes des conflits, à surmonter les antagonismes, à trouver des solutions aux problèmes que pose la coexistence entre les peuples. Le vote de cette loi servirait-il ces objectifs ? Renforcerait-il le message de notre pays, sa capacité à parler à chaque protagoniste des conflits d’Asie mineure et du Caucase, à les convaincre de régler leurs différends par la voie du dialogue et de la coopération ? Responsables de la politique extérieure du pays, le Gouvernement et le Président de la République ne le pensent pas ».


Le positionnement dans le Caucase est aussi invoqué : « les forces du nationalisme le plus ombrageux […] pourraient, certes à mauvais droit, trouver de nouveaux aliments dans un vote du Parlement français. […] La France risque d’y perdre son image d’impartialité, de compréhension et d’ouverture, jusqu’ici reconnue par toutes les parties, et le crédit diplomatique qui lui a permis de jouer, dans le cadre du groupe de Minsk, un rôle utile dans la recherche d’une solution aux conflits dans la région ».  Nous passerons tous les rebondissements concernant cette loi pour souligner que ce sera l’engagement de Jean-Claude Gaudin (RI, à l’époque) qui forcera les choses. Une nouvelle proposition de loi sera présentée, co-signée par un représentant de chacun des six groupes politiques du Sénat, et placée sous l’égide de Jacques Pelletier qui la défendra face au président du groupe d’amitié France-Turquie.


C’est le groupe UDF-alliance qui proposera d’inscrire la proposition de loi sénatoriale dans sa niche parlementaire en janvier 2001. Le 29 janvier 2001, la loi est promulguée. Les réactions sont immédiates et divisent l’ensemble des partis politique à l’exception du parti communiste qui adhère dans son ensemble à la loi.


Cette loi prendra, malgré tout, acte d’une identité franco-arménienne. Il resterait à en analyser les modalités, les significations symboliques et pragmatiques et les enjeux qu’elle et son parcours ont inscrits ou induisent pour la communauté arménienne. Ce qui relève tout autant de la sociologie de l’immigration que de l’histoire, tout autant de l’anthropologie que de l’anthropologie sociale.


Avons-nous donc réussi à faire que la reconnaissance du génocide des Arméniens appartienne, réellement, au régime mémoriel national ? Et, au-delà, que l’histoire des minorités ne soit pas une simple histoire marginale ? On me rétorquera qu’il y a une journée nationale. Et alors ? Les enjeux ne sont pas que dans la symbolisation d’un événement mais dans l’importance accordée à ce passé. Et ce passé arménien reste mineur au regard des conceptions dominantes : nous n’appartenons pas à la discussion historique hégémonique (Gramsci). Tout ce qui échappe à la norme historiographique, ou considérée comme telle (ce qui est aussi un acte politique), est considéré comme mineur. L’expression du négationnisme du génocide des Arméniens n’est pas punie par la loi. Je ne m’étendrai pas sur l’argumentaire juridique de son rejet, j’en suis incapable, mais ce que j’en retiens, c’est que ce négationnisme ne semble pas mettre en danger les fondements démocratiques de la Nation et qu’il n’aurait, aussi, que peu d’incidence sur le groupe arménien contemporain. Ce qui, dit en passant, s’oppose à la jurisprudence allemande sur le rôle identitaire d’un génocide (T. Hochman).


« Il n’y a d’histoire que de majorité ou de minorité définies par rapport à la majorité. » (Deleuze/Guattari, Milles plateaux).


Ce sont bien des mécanismes de domination ou de perversion qui sont à l’œuvre dans certains traitements de l’histoire et de leurs conséquences pour les minorités et que Martine Hovanessian, à la suite de R. Kaes, définissait comme les communautés de déni, « embrigadées dans un discours d’autojustification contribuant à alimenter les discours de négation » (M. Hovanessian).


Tout semble démontrer que la place du groupe arménien dans la société française est celui d’une place assignée, celui de la victime. Le processus compassionnel qui traverse ces quarante dernières années en Europe a, certes, bénéficié à la reconnaissance du génocide, mais jusqu’à un certain point. L’histoire et sa liberté, argument avancé au moment des lois mémorielles, n’ont donc pas la même ambition intégratrice face aux différentes mémoires.


Mais avons-nous su, dans le groupe arménien, construire un discours qui fasse comprendre pourquoi il est si important d’intégrer le génocide arménien et son négationnisme dans l’histoire générale, et pas seulement dans une volonté ethnocentrique ou de construction identitaire ? Arguments entendus, jusqu’à la nausée, dans les colloques traitant de la mémoire et de ses enjeux, de la victimisation et de la compétition des mémoires, etc…


Avons-nous su développer des idées autrement que dans les catégories dominantes ? Ou, tout au moins, un discours qui rappelle l’importance de l’acte génocidaire dans ses multiples dimensions ?


Les slogans ne suffisent plus : « je me souviens », « je relaie » ou « je me mobilise » sont des coquilles vides. C’est la pensée intellectuelle, la pensée communautaire et la pensée politique communautaire qui doit se régénérer. Le fait d’avoir quelque chose en commun et d’en avoir conscience collectivement, n’implique pas, nécessairement, qu’une relation sociale communautaire existe effectivement, tout simplement parce que cela nécessite des interactions réelles et pas seulement une conscience communautaire. C’est l’appartenance à une communauté qui est en jeu. L’appartenance se donne à la fois comme un produit mais aussi comme une expression, assumée par des sujets ; elle est devenue une marque significatrice de la volonté personnelle. Qui parle en mon nom et celui de ma famille ? J’oserais presque dire de quel droit ?


Je n’ai besoin de personne pour me souvenir de ma famille et des atrocités subies par ses membres. A ce point, on arrive à un sentiment de désappartenance. Il ne s’agit pas d’oubli ou autre mais tout simplement du choix d’être actif dans l’appartenance qui relève de la structure d’actions, de réflexions et de participation que la structure communautaire offre ou pas. Cette idée de demander la participation des Arméniens au travers d’un vote pour une représentation démocratique a été mise en avant, mais le projet a échoué. Nous avons donc des individus arméniens qui se trouvent sur différentes listes électorales mais il n’existe aucune représentation politique collective qui soit une représentation diverse du groupe arménien dans le champ politique national. Tout en gardant à l’esprit qu’il ne s’agit pas d’un parti politique, ni d’un mouvement social, mais d’un ensemble qui appartient aux frontières internes de la communauté et qui permet de donner une définition du « sens » du mouvement militant arménien, mais aussi d’asseoir une position dans la perspective de mobilisations futures. Le collectif est « un enjeu plus qu’une donnée » (L. Mathieu). La dimension collective, dans son aspect mobilisateur, est difficile à construire (on le voit dans le cas arménien) : je ne parle pas de la dimension mémorielle, mais dans sa dimension politique, aussi bien à l’intérieur des frontières de la communauté qu’à l’extérieur, et je me réfère ici au cas français. Il faut, pour cela, très certainement accepter les conflits. L’organisation collective dans les organisations communautaires fait l’objet de longs développements ; plusieurs représentants de groupes communautaires expliquent les processus de prise de décision de leur groupe, les compromis qu’ont dû faire leurs membres, l’apprentissage de la discipline, de la tolérance et des différences. On établit des liens entre travail interne et efficacité externe. Pour créer un rapport de force, il faut certainement une structure de représentation mais le choix doit être un choix concerté. Il est très clair, en ce qui me concerne, que je dois avoir une voix dans mon histoire et celle de ma famille pour laquelle on ne cesse de prendre la parole. Je dois donc pouvoir me reconnaître dans ce qui est dit, sinon tout discours sonnera faux. Le conflit, dont je parlais précédemment, ne doit effrayer personne, le conflit constitue un reflet de la diversité, de l’hétérogénéité de la communauté, un marqueur naturel de différences, une conséquence des intérêts et des besoins variés, voire des passions diverses.


Comme le soulignait Martine Hovanessian, la sociologie, l’anthropologie, l’anthropologie sociale ou d’autres sciences sociales ont été peu sollicitées pour édifier un savoir autre que « purement » historique, ce qui nous a empêché d’interroger l’ensemble du « paysage identitaire » autrement qu’aux lumières de l’histoire. Ainsi, les prises de pouvoir communautaire en diaspora (église ou partis politique) « sont absentes des analyses et, pourtant, elles viennent témoigner des divergences importantes sur la conception de la conscience minoritaire « (M. Hovanessian).


L’adaptation au discours dominant, à l’intérieur des frontières de la communauté comme à l’extérieur et l’homogénéisation du groupe ont, certes, favorisé le travail pour la reconnaissance du génocide, mais ils ont fait oublier d’autres critères d’appartenance sociale et politique sans oublier les diverses façons de penser en diaspora et même la diaspora.


La communauté arménienne se donne à voir comme une catégorie explicative et univoque. Pourtant, la communauté est une catégorie de pensée contextuelle. Sinon, le danger qui la guette est une essentialisation de leur identité collective : une identité réelle ou imaginée et qui a de grandes chances d’être assignée de l’extérieur, y compris par le bourreau lui-même, en l’occurrence l’état turc. Une identité assignée tel un stigmate, celui de victime. Argument facilement utilisé aussi bien par les négationnistes que par des acteurs politiques (nationaux ou internationaux), détournant les revendications arméniennes pour n’en faire que des compulsions identitaires. Tout combat est aussi un combat intellectuel. D’où la nécessité d’un discours construit et réfléchi qui fera abstraction de slogans inutiles et creux. Je n’ai nullement besoin que l’on m’impose un discours de conformité sur le devoir de mémoire. Si je dois faire preuve de loyauté identitaire, c’est en réfléchissant à une structure d’actions dans un actif de l’appartenance. Il est évident que l’appartenance à une communauté ne fonctionne pas sur les mêmes modalités que la citoyenneté et cela demande, justement, une réflexion, à la fois sur les spécificités praticiennes de la communauté et sur les pratiques tacticiennes. Les liens collectifs intra-communautaires semblent plus reposer sur des pré-engagements communautaires plutôt que de se constituer dans l’action collective. Une affaire de réseau (politique, économique, etc…) qui rend plus invisible l’unité sociale du groupe ou son absence, d’ailleurs, mais qui est un frein pour qu’une action collective soit aussi une action publique.


« Je me mobilise », autre slogan vide de sens puisque nullement précédé par une explication sur la logique des engagements, ou alors fait dans un cénacle auquel nous n’avons pas accès. Rien sur un ensemble de pratiques qu’il serait bon d’interroger : les réseaux, la diversité des profils de la communauté qui pourraient être utilisés pour une plus grande efficience des combats à mener, ni sur une militance adaptée aux nouvelles conditions de lutte (l’utilisation ou la vigilance sur la toile, par exemple), la perspective du transnationalisme arménien et sa capacité à créer des outils qui peuvent engendrer de multiples forces contre-hégémoniques, etc. Quelle est donc l’articulation des univers de sens, pour que je continue à me mobiliser, outre le fait que j’ai été élevé par mes grands-parents arméniens, que je parle la langue, et que je suis loyal à leur mémoire ?

Stéphane Indjeyan. (Photo Libération)

APPARTENANCE/ACTIONS COLLECTIVES/ACTIONS PUBLIQUES

Outre le discours de l’intégration « totalement réussie », il a été souvent mis en avant combien, par « nature », les Arméniens se tenaient loin des revendications sociales ou politiques. Un bloc monolithique. Mais le groupe arménien, comme toute communauté, évolue volontairement ou pas. Pourtant, hors des associations ou groupes d’appartenance qui constituaient la matrice de la vie arménienne, l’insertion dans un réseau idéo-politique national est devenu courant. Il resterait à étudier les rapports entre individus et collectif dans le groupe arménien, aujourd’hui. L’absence d’outils conceptuels, autres qu’historiques ou juridiques rend la tâche difficile. Mais on peut constater une tension entre formes héritées et formes récentes d’engagement, même si le substrat des luttes reste assez similaire à ce que l’on a connu jusqu’à présent. Y a-t-il une mise à distance des qualités de militant pourtant historiquement et objectivement caractéristiques d’une partie de la communauté ? Est-ce dû au trauma de la période des attentats ?


Pourtant la solidarité ne fait pas défaut, mais il semble que les liens communautaires ont fait place à des formes de relations réticulaires. Moins une entité sociale qu’un réseau d’individus. Encore une fois, il ne s’agit ici que d’envisager ou d’exprimer des « perceptions » d’une réalité qui n’a plus été réellement étudiée avec l’outil sociologique ou anthropologique depuis le « lien communautaire » de Martine Hovanessian. Le passage de l’action collective à l’action publique est un enjeu essentiel, comment s’opère-t-il ? Est-il efficient ? Comment est-il structuré dans la communauté ?


La reconnaissance publique d’une action collective ne vaut que si l’identité communautaire est mise à distance, pour élaborer à partir d’elle, un discours de revendications inscrits dans les modalités d’existence et d’exercice de la citoyenneté. Sinon le couperet de la revendication communautaire tombera en permanence. Encore, une fois cela demande une élaboration discursive qui parfois fait défaut.


La représentation des élites et du leadership, la démocratie au sein de l’organisme communautaire, la relation au pouvoir politique, les rapports genrés, les contradictions à l’intérieur de la communauté et par rapport à la société globale constituent de réels enjeux de la communauté. La monopolisation du pouvoir, le dogme du consensus à maintenir, les mécanismes de cooptation, ou les contradiction idéologiques et politiques internes, infirment certaines perspectives politistes selon lesquelles le groupe arménien serait un réel groupe de pression dont l’action s’exerce de façon homogène dans la sphère politique nationale. En pensant à certains discours, certains comportements, certaines arrogances qui sont partagés par toutes les tranches d’âge, me viennent à l’esprit les images de la sociologie de Weber autour de la gestion des biens du salut. Ici on a affaire à la gestion des biens de la mémoire par une catégorie de personnes « autorisées » et les « profanes », qui, derrière un jubé, sont invités à juste consommer les biens de la mémoire sans qu’on leur demande jamais de participer. Les jubés ont disparu depuis longtemps et la participation est aujourd’hui requise.


Notre histoire, le génocide et sa négation n’appartiennent pas qu’à une histoire particulière, ils appartiennent à l’histoire commune. Il apparaît comme nécessaire de repenser au cadrage idéologique et cognitif que la communauté cherche à développer afin d’orienter les interprétations possibles de son action, en dehors de l’unique acquiescement aux politiques compassionnelles.













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