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Du chantage turc à la soumission de l'Europe

Quelle place pour les droits humains dans les relations internationales?


Alain Navarra-Navassartian


380’000 morts depuis le début du conflit syrien, 22’000 enfants tués, 115’000 civils tués. Des images terribles ont envahi nos écrans ces derniers jours, des images qui résument une faillite. Celle des politiques migratoires européennes, mais aussi celle de valeurs ou de principes essentiels au fonctionnement des démocraties. Les milliers de civils tués ne semblaient pas être une préoccupation morale majeure de l’Europe qui a oscillé entre considérer les demandeurs d’asile comme des victimes ou une menace dont il fallait se défendre. Des milliers d’êtres humains sont devenus un sordide enjeu diplomatique, tout d’abord entre l’Europe occidentale et le bloc de l’Europe centrale et de l’est (Pologne ou Hongrie, par exemple), mais aussi, aujourd’hui, ils sont l’enjeu d’un marchandage abject pour une realpolitik qui révèle, à présent, ses limites, face à un Erdogan qui ne voit que ses intérêts, mais qui use à plaisir d’une terminologie moraliste, à nous faire mourir de rire, s’il n’était pas question de milliers de vies humaines. Si la passivité des Européens dans ce conflit a été soulignée, il ne s’agit pas de minimiser une attitude turque qui s’explique par la crise intérieure, les difficultés économiques et l’engagement du pays dans le conflit syrien, mais aussi par l’évolution de l’AKP et l’erdoganisme qui s’est mis en place.

CAMP DE REFUGIES, CAMP DE « REPOS » OU CAMP DE DETENTION ?

Dès 2011, la Turquie a adopté une politique de la porte ouverte à l’égard des Syriens, qui n’a été que rarement interrompue jusqu’en 2015. Mais cette politique, dès le début, n’a été pensée que comme temporaire. Les réfugiés pouvaient passer la frontière, avec ou sans passeport, notamment lors des bombardements dans les villages limitrophes. Il n’y avait pas alors de menaces de retours forcés. Les camps n’étaient pas considérés comme des camps de réfugiés, les Syriens n’ayant pas le statut de réfugiés en Turquie. Il s’agissait de camp de « repos ». La Turquie a signé la convention de Genève (1951) sur les réfugiés et son protocole additionnel sur l’asile, en y apposant une réserve géographique. Ce qui implique une procédure d’asile complexe, car différente selon l’origine du demandeur. C’est donc la loi de 1994 sur l’asile qui régit le système interne du droit d’asile en Turquie (loi amendée en 1996 et 2006).


La Turquie, au début de la crise syrienne, a investi considérablement sur un capital symbolique dans l’accueil des réfugiés syriens. Les choses ont bien changé. Ils deviennent, dès 2016, un objet de marchandage éhonté entre la Turquie et une Europe divisée sur leur sort. Mais en Turquie les réfugiés étaient devenus indésirables ; une partie de la population en avait fait des boucs émissaires. Le temps de la solidarité islamique est fini. Si les Syriens pouvaient demander un permis de travail, le travail au noir restait, et reste, leur choix le plus généralisé. Ils se retrouvent, là encore, en confrontation directe avec les travailleurs turcs. Ainsi ils sont vus, à la fois, dans l’économie formelle et informelle comme des concurrents déloyaux. 6000 entreprises formelles ont été créés par des Syriens en Turquie, mais on avance le chiffre de 20’000 entreprises informelles. Dans une Turquie en pleine récession, avec un pouvoir AKP qui évolue vers un autoritarisme assumé et la nécessité pour Erdogan d’affirmer de plus en plus une image de reis (seul repère entre l’Etat et le peuple), les réfugiés paieront le prix de l’évolution politique de la Turquie. Certaines ONG avaient signalé, dès 2019, le renvoi forcé de milliers de réfugiés vers la Syrie.


Dans l’aide apporté aux Syriens dans les camps, on trouvait bon nombre d’ONG turques politisées ou à forte connotation religieuse. La densification du religieux dans l’espace des camps a été importante. Même si le religieux a été requalifié en ONG, permettant de consolider des activités classiques (enseignement, médiation, etc.), il a aussi permis la discrimination des réfugiés, en fonction de leur comportement religieux ou de leur appartenance politique ou idéologique. Il était important pour Erdogan que la question des réfugiés soit dépolitisée en Turquie, comme, d’ailleurs tout un ensemble de pratiques. Elle ne devait être envisagée que comme une question relevant de l’éthique islamique de la charité. Une éthique au service d’un imaginaire social et national. Si l’implication de ces ONG confessionnelles implique une absence de paroles politiques, d’autres ONG, féministes par exemple, ont interrogé la nationalité et la citoyenneté turque. Notamment pour l’accès aux services sociaux.


Qui peut encore croire à la loi internationale, si, tous les jours, nous constatons que l’impunité soutenue par une déroute stratégique des Européens laisse le champ libre aux crimes commis par des Etats félons ? Ou quand le jeu des intérêts (ou de la veulerie) passent avant toute éthique, puisque ce à quoi nous assistons est un recul de la loi, entre autres. C’est une violation des droits humains et une impuissance du droit qui aura des répercussions jusque dans nos démocraties. Sommes-nous devant la disparition d’une « communauté démocratique » ?


Comme le soulignait Hannah Arendt, c’est sur la dénonciation du mensonge (et notamment en politique) que repose le réveil de la conscience éthique, qui permet de dissocier les valeurs et les intérêts, c’est-à-dire de tenter de pouvoir penser à l’échelle universelle.


Faut-il donc toujours se retrouver confronté au relativisme ?


DEVIANCES AUTORITAIRES D'ERDOGAN


« Sous leurs pieds, les chenilles d’acier tournent en grondant. Ils marchent dans la peur et les ténèbres avancent en même temps qu’eux. A minuit ils investissent la ville de toutes parts. (….) Les mongols sont revenus sur des tanks.

Nedim Gürsel, Un long été à Istanbul.


Tous les spécialistes de la Turquie ont toujours souligné la difficulté de qualification du régime turc. Etienne Copeaux souligne qu’il s’agit « d’une dictature sans dictateur » (2000) ; Elise Messicard pense à « un objet politique non identifié » (2005) ; Ahmet Insel pense à un Etat prétorien et Hamit Bozarslan attire notre attention sur la rationalité et l’irraison du régime. Si la qualification du régime est importante, c’est aux modalités d’exercice de la domination et de la répression que notre ONG s’est intéressée. Car nous sommes au cœur du processus, par nos activités et notre formation (sociologie).


Si on s’intéresse au traitement de la crise des réfugiés par les médias pro-Erdogan, on constate des phénomènes qui existent depuis longtemps en Turquie : la violence de la disqualification de tel ou tel groupe, le nationalisme et l’idée d’un peuple turc victime de l’impérialisme étranger. Rhétorique qui se double de celle du complot et des ennemis de l’extérieur et de l’intérieur (Arméniens, chrétiens, Kurdes, Alévis ou communistes). Ainsi les réfugiés syriens seront vite associés à la prostitution, à la délinquance ou à la non-conformité de comportements religieux. Le rôle des médias comme relais du pouvoir vers la population est essentiel. En Turquie, ce qui a été qualifié de bloc hégémonique (H.Bozarslan, 2015) : bourgeoisie kémaliste, population défavorisée, population turque sunnite et extrême -droite nationaliste, montre que le pouvoir n’est jamais coupé de ses bases sociales. La presse et les médias pro-gouvernementaux, tout comme les discours de Erdogan rappellent comment ce pouvoir diffuse ses valeurs culturelles, politiques ou religieuses. Dernier exemple en date, l’utilisation du mot gavur, terme ottoman qui désigne l’infidèle, utilisé dans un discours nationaliste et militariste. Les revers turcs à Idlib ont poussé Erdogan à souder sa population derrière les stigmatisations séculaires et habituelles : l’Occident et ses dangers, la mission historique turque, etc. Les modes de relation sociales de production de consentement sont finalement toujours réactivés de la même manière, l’hégémonie s’étendant tout autant à l’ensemble des relations sociales qu’à l’ensemble des identités vécues. L’effort idéologique (phénomènes symboliques) méticuleusement mis en œuvre par Erdogan a un fort impact social. Le discours par lequel il légitime l’ouverture des frontières ne contient aucune détermination par des conditions matérielles : chômage, difficultés d’intégration économique des réfugiés, etc. Mais la litanie habituelle de la définition de la turcité, de l’occident ennemi, etc.


LA SITUATION DE CRISE : MODE DE GOUVERNEMENT


La situation de guerre permanente, autant contre l’intérieur que l’extérieur, est une situation connue en Turquie depuis longtemps. Erdogan sait jouer de cette « mise en crise » permanente de la Turquie pour « fabriquer du commun » (S. Revet). « L’idéal turc blessé » est une figure de rhétorique connue depuis longtemps, mais qui s’est radicalisée, comme le régime, à partir de 2010. Dans les discours de Erdogan (en Turquie) la Nostalgie d’empire (H. Bozarslan), le nationalisme et le discours religieux sont perméables, ce qui permet de masquer toute lutte sociale, mais aussi d’identifier et de légitimer des situations concrètes. Il fait appel à la fidélité aux valeurs et aux normes d’une Turquie convaincue de sa mission.


L’usage de la violence, par exemple, repose sur des normes et des valeurs intégrées dans la société turque. Il est le chantre d’une domination traditionnelle : honneur, famille, opposition à l’Occident, etc. Bien que, pendant une période de son gouvernement, on aurait pu penser qu’il choisisse la voie légale et constitutionnelle.


En 2015, avant la crise des réfugiés les médias pro-AKP appelaient à inonder l’Europe de ces réfugiés qui serviront de monnaie d’échange, un an plus tard. Soulignant le lien qui existait entre la situation actuelle et le sentiment vécu par les réfugiés turcs après la guerre des Balkans… La détermination et la volonté n’ont certes pas manqué à Erdogan si on les compare aux tergiversations européennes.


Il faut de la détermination pour affirmer des valeurs qui sont le fondement de nos démocraties, face, même, à d’autres pays européens. Nous en avons manqué, pas Erdogan.


Nous acceptons donc que ce soit l’autorité qui édicte la loi et non la vérité. Nous acceptons, donc, pour nous-mêmes que ce soient les régimes les plus à même d’exprimer le commandement qui importent plus que les régimes justes. Ce ballet indécent de la force, de la soumission et du chantage ne peut que remettre en question la croyance dans des « valeurs » européennes et créer un réel euroscepticisme des valeurs.


Quelle exigence de justice avons-nous ?


Nous contenterons-nous d’articuler des théories normatives qui puissent guider notre comportement en systématisant nos jugements moraux, afin de produire des réponses moralement correctes ou une sorte de réalisme moral ? Mais la morale ne se conçoit pas sur le modèle de la législation. Il est important de la ramener à nos pratiques, à nos motifs d’agir, ou pas, à nos relations, etc. C’est au prisme de notre existence qu’on l’appréhende le mieux. Si nous laissons entrer dans la définition de ce qui est « normal » l’abomination que nous avons devant nous, ce sera la mise en danger de valeurs fondamentales qui sont le reflet de l’essence de l’humanité. Valeurs plurielles qui impliquent le refus de ce qui offre un idéal type pour tous.


Donner son consentement ou pas. Dire inlassablement. Toute entité impalpable est loin d’être impuissante, nous avons encore, en tant que citoyen cette possibilité : accorder ou reprendre nos voix, c’est le fondement même de nos démocraties. Le fameux « not in our name » des opposants américains à la guerre en Irak.


Nos bras sont des branches chargées de fruits, l’ennemi les secoue, l’ennemi nous secoue jour et nuit.

Et pour nous dépouiller plus facilement, plus tranquillement,

Il ne met plus la chaîne à nos pieds,

Mais à la racine même de notre tête.


Nazim Hikmet, Les ennemis, 1948

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