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Discours nationalistes sur le patrimoine et habillage culturel de la violence

Dr. Alain Navarra-Navassartian. Ph.D. sociology /Ph.D. art history

Aliev au "parc des trophées" paradant devant des casques de soldats arméniens tués. Copyright: AFP.

Précisons de suite le postulat de départ pour cet article : Il s’agit de s’intéresser aux discours gouvernementaux et productions médiatiques en Azerbaïdjan, autour des notions de nationalisme, à l’encontre de la population arménienne du Haut-Karabagh. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’évincer toute approche du nationalisme arménien, qui a lui aussi développé divers préjugés sur l’ethnicité et la culture, mais ce sera le sujet d’autres articles.


Depuis quelques semaines, les différents médias azéris rapportent les propos virulents du président Aliev sur la situation post-conflit du Haut-Karabagh. Propos repris et amplifiés par la presse et les réseaux sociaux. Ces actes de langage ne sont pas anodins, tout d’abord par leur violence, ensuite par la référence à un système de conventions, de rituel et une stratégie qui croise les références historiques, le discours politique, la symbolique des récits épiques (le culte du héros) et le nationalisme le plus vindicatif. En dehors des différents actes contre le patrimoine culturel arménien, le dernier en date est la construction d’un parc dédié au conflit, avec l’exhibition de mannequins représentant des soldats arméniens, des vidéos et des photos qui soulignent une atteinte à la dignité des victimes. Mais il s’agit, comme nous l’avions fait dans le cas arménien, de voir comment la construction du discours nationaliste se fait et comment il va interdire, dans ce cas, une réelle possibilité de dialogue. Depuis 2003 et l’accession au pouvoir d’Ilham Aliev, le ton a changé. Il y a donc une métamorphose du discours nationaliste, notamment avec la personnalisation extrême du régime en Azerbaïdjan, qui démontre le rôle-clé que le nationalisme joue dans la résolution de ce conflit. Il faut préciser que le nationalisme est envisagé comme un phénomène moderne et non immémorial.


Cet article ne prétend pas épuiser un débat qui devrait être sujet à des recherches collectives et interdisciplinaires. Il veut juste interroger le discours nationaliste du président Aliev dans un contexte particulier : celui de post-conflit et envisager comment un groupe “juridiquement et sociologiquement mineur“, le peuple arménien du Haut-Karabagh, qui a vécu dans une condition de dépendance, peut espérer un quelconque changement dans un processus de construction de paix. Alors que l’Azerbaïdjan est devenu une société polémique entre le “eux“ et le “nous“ et cela depuis plus longtemps que le conflit du Haut-Karabagh. Il est évident que l’histoire ne semble plus rien apprendre à personne puisque les protagonistes refont leurs expériences dans des contextes différents. Enfermés dans la structure binaire ami/ennemi. Quand je parle des protagonistes, je devrais préciser Erevan /Bakou. Deux centres politiques, deux villes, sièges de la politique.


Donc, tous ces actes de langage se font sur une base de conflit ethnique et cela est répété à l’envi, on insiste sur la distinction entre Arméniens et Azéris, qui existait bien avant le conflit, sur la base des attributs culturels, de la langue et de la religion. Toute cohésion éventuelle des populations est rejetée. Ce sont donc des thèses primordialistes qui mettent en avant des haines immémoriales. Ces thèses s’appuyant sur des « figures historiques » combattant l’ennemi arménien depuis la nuit des temps, pour retrouver la « pureté » du territoire. Jamais ne sont soulignés les modes d’appartenance populaire à la nationalité ; on évoque peu les relations contingentes, jamais l’hybridité n’est évoquée, qui fut une des caractéristiques de ce territoire comme dans l’ensemble du Caucase du sud. Ce discours hyper nationaliste ne s’attache pas, ni ne veut pas s’attarder sur les conditions d’émergence du conflit, car l’antagonisme ethnique en Azerbaïdjan est aussi une manifestation d’un antagonisme social. L’ethnicité a une saillance variable pour expliquer la grille d’interprétation du monde social dans l’histoire du nationalisme azerbaïdjanais, mais elle ne laisse plus de place pour une autre approche. Aussi, dans cette verticalité, il n’y a aucune place possible à d’autres narrations des évènements. Le nationalisme sud-caucasien a ses propres particularités dues aux développements socio-historiques de la région. On pourrait d’ailleurs se demander si l’identité ethnique a été, de tous temps, l’identité la plus importante de la région ? Ce questionnement n’est évidemment plus de mise aujourd’hui. Quand on se penche sur l’histoire de cette région, Karabagh et Haut-Karabagh, on constate que les identités sont aussi politiques et construites historiquement : de la période des melikats au passage à province russe, puis aux formes de partenariat russo-arménien et aux « réveils » des deux communautés, la région et sa population ont eu d’autres facteurs identitaires que la simple ethnie. Pourtant, Ilham Aliev fait appel à des sentiments d’appartenance pré-modernes, essentialisant l’identité et usant du prisme psychologique, ainsi que d’un ensemble d’émotions. Mais qu’en est-il du monde rural, par exemple, largement majoritaire dans le territoire ? On connait peu ou pas l’intimité d’un groupe vis-à-vis de l’autre. Il y a peu de littérature scientifique sur ce sujet. Mais l’homogénéisation du discours nationaliste, dans les deux pays, a eu pour conséquence une distance face à ceux qui étaient auparavant voisins, collègues et pourquoi pas amis. Aucune trace, ou si peu, de la vie dans des régions rurales.


Les politiques de la mémoire dans la région ne faisant qu’accentuer la concurrence des narrations (l’Azerbaïdjan soutenant la Turquie négationniste), il devient pratiquement impossible d’analyser les rapports sociaux sur lesquels reposent, aussi, les bases du conflit du Haut-Karabagh. Il ne faut surtout pas laisser de place à un travail d’analyse rationnel pour un sujet qui voudrait comprendre, tout d’abord les origines du conflit et ensuite le choix de la population arménienne du Haut-Karabagh du sortir du joug de l’Etat azéri. Le travail d’intercompréhension devient également impossible, les discours politiques, voire académiques, deviennent une forme de construction-obstruction performative.


Rappelons, pour éviter les dangers du groupisme (Brubaker. 2004), que ce groupe arménien du Haut-Karabagh a une approche subjectiviste qui définit son auto-compréhension, ses moyens d’identification et de catégorisation qui le différencie des Arméniens d’Arménie. Ils ont donc “une perspective sur le monde“ qui est aussi différente. Ils sont confrontés depuis longtemps à l’établissement d’une frontière entre Arméniens, Tatars et plus tard Azéris, frontière qui a été aussi une frontière sociale, c’est-à-dire, un processus d’exclusion et d’inclusion qui se développe dans le temps, accentue les différences, et la dichotomisation entre les deux groupes. Critères d’exclusion basée sur des critères d’appartenance dans lesquels les attributs ethniques étaient érigés en emblème.


Ce processus a, évidemment, existé en Arménie, mais je le répète, nous nous intéressons ici à la population arménienne du Haut-Karabagh et aux procédés utilisés pour mobiliser le groupe national azerbaïdjanais afin de construire cette frontière et faire en sorte que le groupe majoritaire ne soit pas inclusif par rapport aux individus arméniens. Dans un précédent texte, nous avons tenté de relever les différents moyens pour y parvenir. Rappelons juste qu’un contexte d’inégalités économiques, politiques et symboliques a entraîné une clôture sociale pour le groupe arménien en Azerbaïdjan ; pour paraphraser Bourdieu, on pourrait dire que l’Etat azerbaïdjanais détenait et détient toujours “la banque centrale du capital symbolique“ et peut donc imposer les catégories officielles (religieux, culturel, etc.)


Inclusion ou exclusion par le discours nationaliste


C’est par le discours que le nationalisme va définir le « nous » et le « eux ». Toute les réalités historiques, politiques, économiques et sociales à l’intérieur du pays comme celles venant de l’extérieur vont influencer la construction d’une identité nationale. Le discours nationaliste azerbaidjanais que l’on ne doit pas essentialiser est évolutif et aucunement statique. Les affiliations prescrites sont un danger et une arme efficace lors de la reconstruction de l’histoire aux mains du politique pour défendre une souveraineté. La volonté de sécession des Arméniens du Haut-Karabagh révèle bien de ces problématiques : conflits de principes de droit international, de géopolitique, du droit des peuples, mais aussi des structures sociales comme du cycle de la haine raciale et de son utilisation politique.


La citoyenneté a souvent défini l’inclusion ou l’exclusion à l’intérieur du cadre national, mais la citoyenneté durant la période soviétique a plutôt été un instrument d’exclusion sociale pour les Arméniens du Haut-Karabagh. Des critères formels et informels ont été mis en place afin de faire la démonstration de qui peut pleinement jouir de la citoyenneté. Les relations sociales sont devenues exclusives puisque “la participation est soit réservée à un groupe restreint, soit liée à des conditions préétablies“ (Max Weber). La construction de l’Etat-nation en Azerbaïdjan, comme en Arménie, d’ailleurs, met en avant la culture, la langue, la religion et les traditions majoritaires, il en a résulté que les minorités ont été désavantagées et mises en condition d’infériorité au plan des rapports de pouvoirs. C’est une chose de ne pas vouloir supprimer des groupes minoritaires, c’en est une autre de leur accorder une place équitable et un traitement respectueux à l’intérieur de la nation. En suivant Brubacker, on peut avancer que tout Etat offre une définition de sa citoyenneté, identifiant un groupe d’individus comme étant membre à part entière de la nation et tous les autres comme étant des étrangers.


Le groupe majoritaire est-il prêt pour ouvrir ses critères d’adhésions aux autres ?


C’est bien la question qui se pose dans l’ensemble du Caucase du sud. La cohésion nationale ne semble pas permettre une ouverture à une plus grande inclusion. Nous avons déjà tenté de décrire, dans un texte précédent, les causes internes à l’Azerbaïdjan de l’exclusion du peuple arménien du Haut-Karabagh, causes qui précèdent les indépendances des années 1990 ; il faut souligner, à la suite de Charles Taylor, que tout régime se légitimant sur la souveraineté populaire, a besoin de ce qui se rapproche le plus d’une identité commune. Le rôle de la culture devient alors primordial. On comprend mieux alors, les enjeux autour du patrimoine et de l’héritage culturel qui sont beaucoup plus largement sociaux et humains. Il ne s’agit pas seulement de préserver une liste de monuments, mais le patrimoine joue un rôle régulateur et renvoie à toutes formes de modalité d’échanges, d’interactions, de dominations et de pouvoirs. Il n’est pas devenu, par hasard, un enjeu politique dans ce conflit et particulièrement dans cette période de post-conflit. Nous y reviendrons.


Il est évident que l’exclusion du peuple arménien du Haut-Karabagh dans l’identité nationale azerbaïdjanaise a été amplifiée par la guerre. Le discours nationaliste du président Aliyev utilise l’exclusion comme un outil stratégique et l’identité nationale se construit comme un moyen de défense pour pouvoir mobiliser les populations au moment le plus propice. Il faut un ennemi clairement défini, dans le champ du politique et, malgré la victoire, le président Aliev en a besoin. La situation intérieure de l’Azerbaïdjan, la manne pétrolière dilapidée par le clan Aliev pour ses propres investissements, une situation économique difficile, des réfugiés du Haut- Karabagh qui n’ont pas été si bien intégrés que cela et vingt ans de sinistre social font que Aliev a besoin d’un discours qui fasse une distinction claire entre amis et ennemis, en se départissant de toutes barrières éthiques ou morales pour créer ce que B. Anderson appelait les « occasions d’unissonalité ». La mauvaise gestion du conflit ces trente dernières années et l’absence totale de stratégies de construction de paix ont facilité, de part et d’autre, cette désignation sans retour de l’ennemi. Aussi, dans cette verticalité il n’y a aucune place possible à d’autres narrations des évènements. L’accent est donc mis sur l’aspect psychologique de l’appartenance, un ethno-symbolisme qui voit le lien national comme immémorial, donc a-historique. A partir de là, la réification des groupes ethniques peut se faire, groupes qui sont obligatoirement soumis à des haines ancestrales. L’histoire, appelée à la rescousse du discours vindicatif, ne vient que confirmer l’impossibilité de sortir des catégories « groupes ethniques » et tous se réfugient dans des particularismes.

Aucune lecture du passé commun, ancien ou proche, ne semble plus possible. Il est donc difficile de sortir d’une vision verticale de ce conflit et de son irréductibilité. Aucune autre vision n’est plus tolérée par Aliev, le conflit du Haut-Karabagh servant de pivot à sa politique intérieure.


Les Arméniens du Haut-Karabagh : Nation minoritaire ou minorité nationale ?


Les Arméniens du Haut-Karabagh s’envisagent plus comme une nation minoritaire en Azerbaïdjan que comme une minorité nationale, la précision de Michel Seymour à ce propos est importante : “Une nation minoritaire est une nation composée d’une nation moins nombreuse qu’une autre sur un territoire donné. Une minorité nationale est l’extension minoritaire d’une majorité nationale voisine. Il s’agit d’un échantillon de population ayant des traits culturels spécifiques que l’on trouve à proximité du lieu où se trouve le principal échantillon de population ayant ces traits spécifiques. De très nombreuse communautés sont des extensions d’une majorité nationale sur le territoire d’une autre nation“ (Seymour. 1999). Le nationalisme minoritaire est un phénomène courant et touche tous les continents, mais il est évident que les façons de réagir des Etats est différente et notamment dans le Caucase du sud, qui tient pour illégitime ce nationalisme minoritaire. L’idée de justice en est évacuée au profit de la sécurité que les minorités font peser sur l’intégrité territoriale de l’Etat, entre autres explications. Il ne manque pas de textes des divers organisations occidentales pour élaborer des normes internationales applicables aux droits minoritaires, mais l’ambigüité est évidente dans leur application, un discours à géométrie variable selon les intérêts des uns et des autres. L’éthique dans les relations internationales est un vaste sujet.


Mais il semble difficile aujourd’hui de penser que le président Aliev choisisse d’évaluer les revendications du peuple arménien du Haut-Karabagh à l’aune de l’impartialité et de la justice. D’autant plus que la défaite de l’Arménie et la gestion post-conflit désastreuse, à plus d’un titre, ne favorise pas des accords sur des compromis mutuels. Si certains observateurs reconnaissaient qu'il n'était pas dans l'intérêt des dirigeants de la République d'Arménie de conclure un accord, car seule la situation de "ni guerre, ni paix" garantissait leur pouvoir (Shakhnazaryan. 2001) on est, aujourd’hui, très loin de pouvoir choisir. Les deux États, l'Arménie et l'Azerbaïdjan, sont des États présentant des faiblesses institutionnelles décisives et l’Azerbaïdjan peut être est considéré comme un État autoritaire. Les institutions et les procédures définissant l'État ont en effet été reprises, pendant longtemps et dans les deux pays, par des groupes de pression, un clan familial, des réseaux et des institutions informels qui ne sont pas pris en compte par la manière dont l'État est formellement constitué. Le fait que des oligarques influents occupent des postes-clés au sein des deux États et assurent, dans une certaine mesure, le fonctionnement des services, masque dans une certaine mesure l'absence de raison d'Etat. Les apparatchiks-businessmen sont devenus au cours des années des businessmen-patriotes qui ont poursuivis des intérêts de réseau plus que des intérêts nationaux ou communs.


Il va donc être très difficile d’assurer la justice et la protection des Arméniens du Haut-Karabagh. D’autant plus que les organisations internationales, aussi bien dans leur diplomatie informelle que dans leur volonté de faire appliquer les textes dont ils sont les auteurs, se montrent assez frileuses. Il existe évidemment une très grande réticence occidentale à envisager toutes formes d’autonomie territoriale découlant du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les occidentaux en arrivent à oublier leur propre histoire pour dénier ce droit à d’autres. Pour justifier ce refus, on avance souvent que ce nationalisme minoritaire serait un nationalisme ethnique en opposition avec le nationalisme civique occidental. Cette forme traditionnelle de nationalisme leur apparait, à présent, incongrue. Oubliant qu’une minorité nationale est caractérisée par une attitude politique comme celle des Arméniens du Haut-Karabagh. (Brubaker. 1996).


Mais peut-on parler de droits minoritaires, s’il n’y a pas un minimum de développement des capacités de l’Etat à mettre en place des politiques pour résoudre les problèmes découlant de la diversité ethnoculturelle et plus précisément ceux qui touchent le peuple arménien du Karabagh ?


Les deux parties insistent donc sur les injustices historiques et l’Azerbaïdjan avec plus d’insistance, et parfois de cynisme, sur les réparations des injustices historiques (le « génocide » de Kojaly, etc.). On se trouve face à des arguments de la part de l’Azerbaïdjan qui éclairent la dimension également sociale des origines du sentiment anti-Arménien de la fin du XIXe siècle : les Arméniens sont des collaborateurs de puissances étrangères qui ont dominé le pays, et ont mis en coupe réglée à leurs profits les biens nationaux. Il est certain que cet argumentaire joue contre toute possibilité de dialogue apaisé et ne fait que renforcer l’idée que ce groupe minoritaire précis n’a rien à faire sur le territoire de l’Azerbaïdjan et tout devient une question de sécurité nationale : du patrimoine à l’héritage culturel arménien, de l’histoire revisitée, au parc des trophées, tout est mis dans le concept sécuritaire, en oubliant que cela relève plus de questions politiques ou culturelles. Ainsi, peut s’opérer sans coup férir la division sociale à l’œuvre dans le discours nationaliste.


A-t-il existé d’autres modalités de vivre ensemble pour ces deux communautés ou tout n’a-t-il été qu’artifices et reposait uniquement sur l’usage de la force ? Le discours officiel des deux pays ne fait plus aucune place à cette interrogation, parfois une voix s’élève pour rappeler les voisins arméniens ou azéris, évidemment timide.


Et si le plus important était la signification de l’appartenance au groupe, qui dans une confiance en soi collective serait capable d’intégrer les minorités ? Mais l’importance de la valeur attribuée au groupe arménien semble être moindre et, cela, plus que jamais. D’autant plus que le président Aliev, après cette guerre, a été contraint de revoir sa communication et son « image » : il avait donc besoin d’un nouveau discours en usant des symboles appropriés pour un travail de persuasion (Greenfeld. 1994). Le discours nationaliste est là pour « redéployer » les populations. Ceci a été fait en Azerbaïdjan comme en Arménie. La légitimation de l’ordre politique passe par là. La grande différence est que, pour le perdant le coût de cette guerre est plus élevé, en vies humaines, mais aussi, aux seins même des structures étatiques. Et le tour de passe- passe est réussi, le discours nationaliste dans les deux pays donne une apparence de réalité à la souveraineté populaire, mais dissimule mal que la machine étatique fonctionne au bénéfice de quelques-uns.


Mais à ce jeu l’idéologie nationale azerbaïdjanaise semble plus perfectionnée, avec un discours tourné vers le pays (plus particulariste) et un autre vers la culture occidentale et plus universaliste.


Il est vrai que les formes de conflictualité et de violence qui sont apparues dans cette zone géographique n’ont pas suscité un grand intérêt, y compris dans le domaine des sciences sociales et on n’y voit guère plus que le combat d’identités essentialisées qui commencent à agacer tout le monde parce que cela interfère sur des questions économiques ou de géopolitique. Mais les sources humaines et sociales sont totalement négligées. Dans ce ou ces discours nationalistes, l’autre est l’étranger : l’incarnation de l’ambivalence parfaite. C’est « la rationalité du mal » (Zygmunt Bauman) qui est mise en avant dans ce processus pour arriver à justifier une guerre sans jamais vouloir saisir les motivations, autres qu’ethniques, de ce conflit. Pour des raisons certes rationnelles : sécurité énergétique européenne, vente d’armes et autres, le but, la fin et les objectifs sont envisagés en dehors de toutes autres considérations.


Quels sont les facteurs qui freinent ou favorisent un règlement de ce conflit ? Les réponses sont multiples et traversent les champs de différentes disciplines des sciences sociales et de l’histoire. La bibliographie, en fin d’article permet d’aller plus loin si on le souhaite.


Mais ce que l’on peut souligner, c’est que l’application rigide du cadre moderniste n’est pas très favorable envers les projets nationaux minoritaires qui sont considérés comme l’expression rétrograde de communautés ethniques. Comme le soulignait Liah Greenfeld en plaçant dans l’individu tout le potentiel de changement du monde, ce sont les hommes qui investissent le monde d’un sens. Aucune cause historique n’est purement matérielle ; ce qui doit entraîner le refus des explications déterministes en sciences sociales. Le discours nationaliste met en place un mode de compréhension de la réalité, de nouveaux paradigmes et crée des phénomènes sociologiques qui mettent en place des systèmes d’ordre social.


Dimensions sociales de la préservation de l’héritage culturel


On a déjà dans différents textes soulevé le fait que la question du patrimoine culturel arménien du Haut-Karabagh questionne le rapprochement entre patrimoine culturel et droits de l’homme, les concepts d’universalité et de globalité. Toute destruction de site reconnu comme patrimoine culturel est finalement une atteinte à la mémoire collective. Le rapprochement entre patrimoine culturel et droits de l’homme apparait comme très significatif dans la résolution sur les droits de l’homme adoptée par le parlement européen en mars 2015 : « Le Parlement européen rappelle que dans le cadre de l’universalité des droits de l’homme, et sur la base des conventions de l’UNESCO, la diversité culturelle et l’héritage culturel font partie du patrimoine mondial et que la communauté internationale a le devoir de coopérer afin d’assurer leur protection et leur valorisation ; considère que les formes intentionnelles de destruction du patrimoine culturel et artistique, telles qu’elles se déroulent actuellement en Syrie et en Iraq, devraient être poursuivies en tant que crimes de guerre et crimes contre l’humanité ».


Nous avons aussi attiré l’attention sur le fait que les destructions culturelles précèdent souvent les violences faites aux hommes et que tout acte de vandalisme doit être poursuivi afin d’envoyer un « signal » et d’avertir qu’aucune autre violence ne peut être tolérée. Les violences contre le patrimoine empruntent les mêmes voies que les violences contre les êtres humains. Le défi de l’application de l’arsenal juridique est bien en question, encore une fois. La destruction du patrimoine irakien et syrien était une interpellation importante, la réponse ne fut pas convaincante. Pour que la conception universaliste puisse encore prévaloir, il faut des signes forts.


Les enjeux concernant la protection de l’héritage culturel d’une minorité après un conflit sont de taille mais ils sont tout autant sociaux et humains. S’inquiéter pour la préservation de l’héritage culturel arménien en Azerbaïdjan et dans le Haut-Karabagh revient à s’intéresser à toutes les formes de modalités d’échanges et d’interactions suscitées par la demande de protection qui pour l’heure ne s’envisage qu’au travers de relations de dominations et de pouvoirs ; il s’agit plutôt d’un processus d’appropriation que d’un travail stratégique pour la construction d’un réel dialogue. Même si un ensemble de processus se met en place : journées d’études, multiples webinars ou déclarations. Pour l’instant le patrimoine et les liens sociaux sont peu ou pas envisagés, tout comme l’exclusion et la marginalisation de la population arménienne dans les processus de réattribution du patrimoine bâti de la région. Il s’agit plus de trouver un “accord“ sur le patrimoine des dominants et celui des dominés que d’un réel et juste équilibre.


Le patrimoine et sa protection ont été insérés dans le champ de l’éthique, des droits culturels, des droits de l’homme et des droits universels au patrimoine. Mais l’application des divers textes onusiens traverse de profondes contradictions.

« Le patrimoine culturel possède un statut exclusif car il reflète en même temps des valeurs de la communauté, la créativité, le lien intergénéérationnel, le sentiment d’appartenance. Ce statut exclusif lui confère une place exceptionnelle dans la vie de tout un chacun et c’est la raison pour laquelle il doit être protégé : il représente la diversité dans le monde. Nous assistons à un renforcement du rôle des groupes, communautés ou encore des individus, ainsi que de leur préoccupations et revendications pour une protection adéquate de leurs traditions, culture, langue (ou dialecte) et cultes. Ces questions ont été portées par les Etats au niveau international, par l’affirmation, dans des Conventions, d’un lien patent de la protection du patrimoine culturel avec la préservation de « la diversité culturelle ». (J.M. Panayotopoulos. 2015).


Se pose donc de façon aigüe (dans cette période de post-conflit dans la région) la question de savoir comment créer des ponts entre la protection de l’héritage culturel, la nature centrale des politiques identitaires et le patrimoine du point de vue de la cohésion sociale, de la construction de processus de paix et des droits culturels du peuple arménien du Haut-Karabagh. La convention de la Haye et ses protocoles sont-ils aujourd’hui des outils efficaces face aux défis de ces conflits, entre Etats et nations minoritaires ? Des approches supplémentaires et complémentaires pourraient-elles être envisagées ?


Si les biens culturels et patrimoniaux sont au cœur du problème, les enjeux sont bien plus importants. La protection des biens culturels est au cœur de la stratégie de renforcement de l’action de l’UNESCO depuis 2015 pour la protection de la culture et la promotion du pluralisme culturel. Cette stratégie affirme clairement : « Les atteintes à la culture sont caractérisées par le ciblage délibéré d’individus et de groupes sur la base de leur appartenance culturelle, ethnique, ou religieuse. Conjuguées à la destruction intentionnelle et systématique du patrimoine culturel, au déni de l’identité culturelle, notamment, des livres et des manuscrits, des pratiques traditionnelles, ainsi que des lieux de culte, de mémoire et d’apprentissage, ces attaques ont été assimilées à un nettoyage culturel » (UNESCO. 2015).


Comment penser, alors, à un rétablissement social et psychologiques des communautés touchées ? Quel sens donner aux discours d’Aliev en direction des occidentaux sur la diversité culturelle, alors que couper le fil continu de la présence arménienne au Haut-Karabagh est au cœur de toutes ses campagnes de communication ?


Ces actes, comme le parc des trophées, sont contraires à la réconciliation et au rétablissement de rapports apaisés. Il ne s’agit pas de dire que la culture azerbaïdjanaise est violente par nature, mais que des aspects de la culture sont utilisés pour justifier certains actes. Ce processus multidimensionnel et pluridisciplinaire ne peut se contenter du silence poli des instances internationales ou de réponses standardisées.


Il est évident que la multiplicité des acteurs : les organismes internationaux, les groupes d’intérêts économiques ou communautaires et les médias créent un conflit de perceptions et de préoccupations, mais aussi de valeurs qui ne font que compliquer la tâche.


On ne peut pas se contenter d’une sorte de “diplomatie culturelle“ à coup de journées d’études ou de déclaration de bonne volonté. Car ce sont les droits collectifs à la mémoire, à l’identité et surtout à la survie qui sont en cause pour le peuple arménien du Haut-Karabagh, comme dans d’autres régions du monde.


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