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De la nécessaire mue démocratique du CHP

Dernière mise à jour : 6 avr. 2020

Pour une alternance réellement démocratique en Turquie


Alexis Krikorian



Egemen Bağış (AKP, ex-Ministre des affaires européennes) & Deniz Baykal (ancien leader du CHP) assis ensemble lors d'une audience relative au génocide des Arméniens (affaire Perinçek v. Suisse) au Conseil de l'Europe (janvier 2015). 

L'appellation "sociale-démocrate" pour décrire le parti Républicain du peuple (CHP), qui est souvent utilisée par les médias et des agences de presse comme l'AFP[1] est-elle appropriée? A bien des égards, cet épithète n'est malheureusement pas (encore) mérité et nécessiterait une mue démocratique que le parti kémaliste, très nationaliste, n'a pas encore engagé, loin de là. Il nécessiterait aussi l'existence d'un agenda relatif aux questions sociales qui a souvent fait défaut[2]. Ce dernier point (les questions sociales) n'étant pas le sujet de cet article, nous n'y reviendrons pas.

Le CHP est le parti historique du fondateur de la République Mustafa Kemal Atatürk et se considère à ce jour comme le tuteur du kémalisme en tant qu'idéologie d'État. A tel point que le logo du parti se compose toujours des 6 flèches qui représentent les principes fondamentaux du kémalisme:

· républicanisme,

· nationalisme,

· étatisme,

· populisme,

· laïcité,

· réformisme.


Dans cet ensemble à 6 têtes, la force, sinon la primauté du nationalisme apparait clairement depuis la fondation de la République moderne dans la mise en place d'un État turc, unitaire, laïque et autoritaire. Cet idéologie considère les questions kurde ou arménienne comme des dangers pour l'unité nationale et territoriale turque et fait que le parti adopte ce qui s'apparente à une attitude anti-kurde ou anti-minorités, même si une partie importante de la base électorale, comme le chef du parti lui-même, est alévie[3]. Et même si le parti compte des éléments sociaux-démocrates et pro-kurdes[4]. Le nationalisme à tout crin continue de l'emporter au CHP et, singulièrement, à la tête du CHP. Kılıçdaroğlu, le leader du parti depuis 2010 déjà, n'a-t-il pas menacé de conquérir des îles grecques en mer Egée sur le modèle de Chypre en 1974 alors qu'Ecevit (CHP) était au pouvoir[5]?

Au-delà de ce récent exemple dénotant l'existence d'un national agressif à la tête du CHP, les exemples d'autoritarisme et de nationalisme émanant du CHP ne manquent malheureusement pas:

· Critique constante du processus de paix du gouvernement AKP avec le PKK, qui constituait lors de sa mise en place une vraie rupture dans l'histoire de la République moderne.


· Silence sur la répression et la marginalisation du Parti démocratique des peuples (HDP); vote pour la levée des immunités des titulaires de mandat en mai 2016[6].

· Soutien (au moins initial) à l'invasion militaire turque dans les territoires kurdes du nord de la Syrie[7].


· Appel à une opération au Kurdistan irakien.


· Alliance non assumée avec le HDP pour gagner la mairie d'Istanbul à deux reprises en 2019[8].


· Alliance en revanche assumée avec, entre autres, le parti IYI (laïque et nationaliste) à diverses élections récentes.


· Négationnisme viscéral et continu du génocide des Arméniens[9]; multiples déclarations racistes comme celle de la députée Aritman en 2008 sur le président de l'époque, Abdullah Gül, dont la mère arménienne expliquerait son attitude réservée vis-à-vis de la pétition des intellectuels demandant pardon pour le génocide[10].


· Soutien parfois affiché à l'organisation ultra-nationaliste des Loups Gris au plus niveau du parti[11].

Cet éloignement des valeurs réellement sociale-démocrates n'était sans doute pas pour rien dans l'adoption à l'unanimité d'un rapport par l'Internationale socialiste en juin 2007 à Genève[12] réclamant une enquête pour vérifier l'attachement du CHP aux principes de la démocratie. A l'époque, bon nombre de membres souhaitaient exclure le parti[13]. Mais l'exclusion n'a pas eu lieu. On peut le regretter. Car si l'Internationale socialiste avait fait preuve de courage, elle aurait ainsi alors vraiment soutenu, peut-être de manière décisive, les valeurs sociales démocrates en Turquie. N'oublions pas non plus que Deniz Baykal, l'homme fort du CHP à l'époque, était vice-président de l'Internationale socialiste de 2005 à 2008. Pour lui, l'exclusion n'était pas du tout à l'ordre du jour[14].

Le kémalisme reste l'un des 6 grands tabous[15] qui limite la liberté d'expression en Turquie. On peut y ajouter le génocide des Arméniens, la question kurde, l'action de l'armée, la position des femmes ou encore la charia. En tant qu'ancien directeur du programme liberté de publier de l'Union internationale des Editeurs (UIE), je peux témoigner, au-delà des modes médiatiques, de l'existence et de la persistance en Turquie d'un arsenal législatif liberticide appliqué de manière lourde et qui contraint les citoyens, les écrivains, les journalistes, les éditeurs et les artistes à l’autocensure sur une multitude de sujets devenus autant de tabous.

La loi 5816, protégeant la mémoire d'Atatürk de toute insulte, est utilisée dans bien des domaines, y compris les contenus en ligne, et pourrait être rattachée à l'immense arsenal criminalisant la diffamation en Turquie. Cette loi vise aussi les écrits imprimés. Parmi de nombreux exemples, on peut citer les poursuites dont l'éditeur Zarakolu a été l'objet aux termes de cette loi après qu'il a publié la traduction du livre de George Jerjian, "La vérité nous libérera" (Gercek bizi Ozgur Kalicak, Belge, Istanbul 2004). Ou encore celui du Professeur Mönch de l'Université de Brême qui, dans un discours au Parlement européen en 2008, avait indiqué que, selon lui, Atatürk serait poursuivi pour crimes de guerre s'il était encore vivant. Appels qui commencent d'ailleurs à monter aujourd'hui à l'encontre d'Erdogan[16]. Plus que jamais en vigueur, comme le démontre la censure sur le "Facebook turc"[17], cette loi protégeant la mémoire de Mustafa Kemal Atatürk expose toute déclaration critique envers le fondateur de la République turque à quatre ans et demi de prison.

Etonnamment, l'abolition de cette loi n'est en général pas réclamée par les ONG défendant la liberté d'expression au plan international. L'article 301 portant sur la défense de la turcité ou l'arsenal législatif contre le terrorisme dont les termes sont des plus vagues (ce qui permet des inculpations et des arrestations en masse) prennent en général toute la lumière. Il n'en demeure pas moins que le kémalisme est un sujet tabou majeur dans la société turque.

Kılıçdaroğlu, on l'a vu, n'est pas la bonne personne pour mener à bien la social-démocratisation du CHP. C'était pourtant son but déclaré à ses débuts[18]. Ekrem Imamoğlu serait-il une meilleure option pour mener ce travail à bien? Son élection en 2019 au poste de maire d'Istanbul a suscité en Turquie et dans les médias occidentaux une légitime vague d'optimisme. S'il est vrai que son élection a marqué une forme de résilience de la démocratie électorale turque, malgré tous les reculs et toutes les atteintes à l'Etat de droit sous le règne féroce d'Erdogan, elle ne dit rien, on l'a vu, sur la réelle qualité démocratique de son parti, le CHP.

Le CHP aura-t-il le courage, avec Imamoğlu, de choisir entre autoritarisme suranné et démocratie? Trouvera-t-il la force d'abandonner son attitude rigide envers les Kurdes et les autres minorités afin d'opter pour une véritable libéralisation de type sociale-démocrate? Le CHP avec Imamoğlu aura-t-il le cran d'abandonner son rejet du génocide des Arméniens pour enfin reconnaitre, comme un Jacques Chirac lors du discours historique du Vel d'Hiv, la responsabilité de l'appareil d'Etat dans la destruction des Arméniens?

Tant que le CHP s'arc-boutera sur une vision étriquée du kémalisme (nationalisme intransigeant et paranoïaque, autoritarisme, centralisme, etc.) et ne procédera pas à une véritable révolution copernicienne de ce qu'il est en s'ouvrant à la société civile et en embrassant une vision libérale de l'État, de la nation et des droits des minorités, on ne peut pas s’attendre à une contribution substantielle de sa part à la démocratisation du pays et à la fin du cycle de violences dont l'Etat turc est malheureusement coutumier à l'intérieur et à l'extérieur de ses frontières.

En Turquie, contrairement à l'Allemagne en 1945, aucune puissance extérieure n'a jamais imposé une démocratisation et une acceptation des crimes commis par le régime précédent. Les pressions externes peuvent et doivent jouer un rôle. Mais le salut démocratique ne pourra vraiment venir que de l'intérieur du pays.

Il faudra qu'une nouvelle génération de leaders - après une souhaitable ouverture à la société civile - s'empare à nouveau sérieusement de la flèche "réformiste" du logo du parti et fasse un droit d'inventaire du kémalisme, qu'elle s'engage par exemple à abolir l'article 301 du code pénal ou la loi 5816, symbole ô combien important, abandonne une fois pour toutes sa politique extérieure expansionniste, reconnaisse enfin le génocide des Arméniens, fasse la paix avec les Kurdes, s'engage pour une citoyenneté turque inclusive au détriment du concept étroit de la seule "turcité". Bref qu'elle s'engage à faire de la Turquie un pays en paix avec les autres et avec lui-même. En paix avec son passé et résolument tourné vers un avenir enfin radieux.

Le CHP qui représente un bloc de 20 à 25% des voix au plan national[19] n'a-t-il de toute façon pas intérêt à cette réelle mue démocratique s'il veut un jour regagner le pouvoir au plan national dans une alliance assumée avec le HDP (membre associé de l'Internationale socialiste) et d'autres partis progressistes formant ainsi une sorte de "gauche plurielle" à la turque?

A défaut, une hypothétique alternance politique qui mènerait le CHP ou un bloc autour du CHP au pouvoir ne conduirait pas à une prise de pouvoir sociale-démocrate en Turquie, mais à une prise de pouvoir par un bloc tout aussi nationaliste que le bloc actuel (AKP + MHP), à peine "mâtiné" de laïcité. Cela contenterait certainement les pays occidentaux, heureux de tourner la page Erdoğan, mais ne devrait alléger le travail des ONG défendant les droits humains que de manière superficielle. La "comédie" de l'alternance démocratique serait respectée, mais sur le fond, au-delà de la laïcité donc, rien ne changerait véritablement.

[1] Exemple d'utilisation: https://www.letemps.ch/monde/elections-turques-partis-dopposition-se-liguent [2] Where is Turkey Headed?: Culture Battles in Turkey", Rainer Hermann [3] https://www.economist.com/special-report/2016/02/04/proud-to-be-a-turk [4] https://thenewturkey.org/why-did-the-chp-change-its-position-over-syria-again [5] https://www.hurriyetdailynews.com/chp-head-slams-greek-defense-minister-vows-to-take-back-18-islands-occupied-by-greece-in-2019-124635 [6] https://www.reuters.com/article/us-turkey-politics/turkish-opposition-backs-immunity-bill-that-kurdish-mps-say-targets-them-idUSKCN0XB0BA [7] https://en.wikipedia.org/wiki/Reactions_to_the_2019_Turkish_offensive_into_north-eastern_Syria [8] https://www.opendemocracy.net/en/north-africa-west-asia/difficult-relationship-between-kemalist-chp-and-kurdish-hdp/ [9] http://www.agos.com.tr/en/article/10403/echr-decision-could-take-a-year [10] https://www.wikiwand.com/fr/Parti_r%C3%A9publicain_du_peuple_(Turquie)#/Relations_avec_l'Internationale_socialiste [11] https://www.gettyimages.ch/detail/nachrichtenfoto/leader-of-the-republican-peoples-party-kemal-nachrichtenfoto/668819540#/leader-of-the-republican-peoples-party-kemal-kilicdaroglu-flashes-picture-id668819540 [12] https://ovipot.hypotheses.org/231 [13] "Where is Turkey Headed?: Culture Battles in Turkey", Rainer Hermann [14] https://ovipot.hypotheses.org/231 [15] Le journaliste Ragip Duran, condamné à 20 ans d'intervalle en 1998 et en 2018 à des peines de prison pour "propagande terroriste", a été parmi ceux qui ont listé ces tabous. [16] https://investigativejournal.org/try-erdogan-at-the-international-criminal-court-for-enabling-isis/ [17] https://qz.com/1279549/facebook-censors-the-most-illegal-content-in-turkey/ [18] http://library.fes.de/pdf-files/id/ipa/08193.pdf [19] Résultats aux élections législatives entre 2002 et 2018 toujours compris entre 19,39 et 25,98%. Son alliance avec le bon parti (IYI) ne lui a apporté que 7 à 8% de voix supplémentaires en 2018.

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