top of page

De la crédibilité des Etats-Unis et d'autres acteurs internationaux dans la prévention des génocides

Dernière mise à jour : 30 déc. 2019

Alexis Krikorian

Sac avec un drapeau américain ayant appartenu à Satenig Krikorian (née Mazmanian), orpheline de Chabine Karahissar. D'après un article du New York Times du 18 août 1915, "Au début de ce mois, tous les habitants de Karahissar ont été massacrés sans pitié, à l'exception de quelques enfants".

"Attendu que le président Woodrow Wilson a encouragé la formation de Near East Relief, créé par une loi du Congrès, qui a permis de recueillir environ 116 millions de dollars (plus de 2 500 000 000 dollars de 2019) entre 1915 et 1930". (l'un des considérants des résolutions 296 et 150 récemment adoptées par le Congrès des Etats-Unis sur le génocide des Arméniens).


Après tant d'années et tant de millions de dollars dépensés par l'État turc pour bloquer l'adoption de résolutions "similaires", le Congrès des Etats-Unis a confirmé, pour la première fois dans son ensemble, la reconnaissance par les Etats-Unis du génocide des Arméniens, avec l'adoption à la quasi-unanimité des résolutions 296 à la Chambre des Représentants et 150 au Sénat, respectivement les 29 octobre et 12 décembre 2019. Malgré leur caractère non-contraignant, ces résolutions représentent une avancée importante, voire historique, l'avenir le dira. En effet, c’est la première fois que le Sénat, qui joue un rôle clé en matière de politique étrangère, adopte une telle résolution. De plus, cela faisait plus de 30 ans que la Chambre des représentants n’avait pas adopté une résolution portant sur le génocide des Arméniens. Ces deux votes représentent donc une victoire importante pour les Arméno-américains, notamment pour le Armenian National Committee of America (ANCA). C'est aussi une victoire pour la vérité. L'enjeu, désormais, est de savoir si la branche exécutive du gouvernement américain reconnaitra à son tour, de manière définitive, le génocide des Arméniens. A priori rien ne l’y oblige, et rien n'est moins sur tant l'adhésion de la Turquie à l'OTAN semble être l'alpha et l'oméga de la politique de l'appareil d'Etat américain vis-à-vis de cet allié jugé comme important. Cependant, si une prochaine Administration souhaite recouvrir un minimum de crédibilité dans sa démarche de prévention des génocides et des atrocités de masse, dans le sillage de la loi Elie Wiesel sur la prévention des génocides, et au-delà de la question de l'OTAN, elle devra par nécessaire cohérence sortir de l’ambiguïté, s’aligner sur le Congrès et reconnaitre le génocide de 1915. Rappelons ici que d'autres pays, notamment la France[1], l'ont déjà fait et que la négation d'un génocide correspond à la dernière étape d'un génocide[2]. En plus des Etats-Unis, d'autres acteurs internationaux (des médias et des ONG notamment) devront procéder à des ajustements nécessaires.


Bref historique des reconnaissances américaines et des nombreux obstacles à ces dernières et à une reconnaissance universelle

Une première tentative d'adoption de cette résolution (106 à l'époque) avait échoué en 2007. Si la Commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants avait adopté la résolution par 27 voix contre 21, elle n'avait jamais ensuite été présentée en séance plénière. La présidente de la Chambre, sous la pression de l'exécutif, avait dû faire marche arrière. Nancy Pelosi avait pourtant déclaré que la résolution serait soumise au vote parce que "bien que cela se soit passé il y a longtemps, un génocide se déroule actuellement au Darfour, il y en a eu un récemment au Rwanda, et tant qu'il y aura des génocides, il faudra s'y opposer...[3]".

A l’époque, l’opposition de la République turque et de l'Administration (George W.) Bush fut massive.

Des articles à consonance négationniste appelant à la non adoption de cette résolution furent publiés[4]. Au-delà, l'appareil d'Etat s'est mobilisé contre le passage de la résolution, comme l'ancien conseiller à la sécurité nationale Zbigniew Brzezinski ou plus encore la secrétaire d'Etat Condoleezza Rice qui a exhorté les législateurs américains à abandonner cette résolution, déclarant : "Je continue de croire que le vote de la résolution nuirait gravement à nos relations avec la Turquie[5]". Plus décevant, peut-être, l'ancien Président américain Jimmy Carter, par ailleurs fondateur de la Fondation Carter (pour les droits humains), s'est aussi opposé au vote de cette résolution à la Chambre dans une interview sur CNN. Il rejoignait ainsi 8 (!) anciens Secrétaires d'Etat américains qui se sont également opposés au vote de cette résolution[6].

Le patriarche de la communauté arménienne de Turquie de l'époque, Mesrob Mutafyan, s'est également opposé à la résolution[7]. Il a indiqué dans une interview recevoir des menaces quotidiennes. Le tout nouveau patriarche de la communauté arménienne d'Istanbul vient de faire de même[8]. Devant assurer la protection des Arméniens qui restent en Turquie, ces prises de position du Patriarcat arménien n'ont dès lors rien d'étonnant, s'expliquant aisément par un contexte de haine à l’égard des minorités.

Dans les médias, certains pointaient du doigt, à juste titre à l'époque, que le Congrès ne pouvait se prononcer sur cette question alors qu'il ignorait les pages les plus sombres de l’histoire américaine comme l’esclavage et l’extermination des Amérindiens. Nous y reviendrons plus bas. Il ne faut malgré tout pas non plus ignorer, ce qui est rappelé dans les résolutions 296 et 150, que le mouvement humanitaire et la philanthropie de l’ère moderne sont nés aux Etats-Unis à la faveur … du génocide des Arméniens. L’acteur Jackie Coogan fut par exemple une figure de proue du mouvement de levée de fonds en faveur des réfugiés arméniens[9].

Le même scénario se répéta quelques années plus tard lorsque la Commission des affaires étrangères de la Chambre des Représentants adopta la résolution à une voix de majorité, le 4 mars 2010[10]. L’administration Obama, dont la Secrétaire d’Etat était Hillary Clinton, s’est fermement opposée au vote en séance plénière. Les dirigeants des plus grandes entreprises d’armement comme Lockheed Martin ont également écrit au Président de la Commission, le démocrate Berman, pour lui signifier que la résolution nuirait aux relations avec un important allié de l’OTAN[11]. Ainsi, l’adoption de la résolution en séance plénière fut à nouveau entravée.

Est-ce à dire que les Etats-Unis n’avaient pas reconnu le génocide des Arméniens avant fin 2019 ? Non, bien évidemment. Outre le fait que 49 Etats américains sur 50 le reconnaissent, les États-Unis ont officiellement déjà reconnu le génocide arménien, comme le rappelle l’un des attendus des résolutions 296 et 150, par le biais de la déclaration écrite du 28 mai 1951 du gouvernement des États-Unis à la Cour internationale de Justice (CIJ) concernant la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, par la proclamation n° 4838 du Président Ronald Reagan du 22 avril 1981[12], par la "joint resolution" 148 de la Chambre, adoptée le 8 avril 1975, et la "joint resolution" 247 adoptée le 10 septembre 1984.

En même temps, comme le rappelle Harout Sassounian dans un article d’octobre 2019[13], l'Administration Reagan, après la proclamation présidentielle du 22 avril 1981 reconnaissant le génocide des Arméniens, s'est opposée aux résolutions du Congrès le reconnaissant. L'administration de George H. W. Bush s'est également opposée aux efforts du leader de la majorité au Sénat, Bob Dole, pour que le Sénat adopte une résolution sur le génocide des Arméniens en 1990. L'Administration Clinton a également bloqué l'adoption de la résolution sur le génocide des Arméniens en 2000, quelques instants avant que la Chambre ne se prononce.

Ceci démontre une constance de l'appareil d'Etat américain (au-delà des présidents républicains et démocrates) sur ces 40 dernières années dans ce que l'on pourrait qualifier de "négationnisme light", mais négationnisme malgré tout, du génocide des Arméniens.

A la lumière de cette brève histoire, on comprend mieux pourquoi les résolutions identiques et non-contraignantes[14] adoptées par les deux chambres du Congrès représentent malgré tout une avancée importante et ont même le potentiel d'être historiques. Car il s’agit d’une première. Le Sénat, qui joue un rôle important en matière de politique étrangère, n’avait en effet jamais reconnu le génocide des Arméniens. A la différence des tentatives d'adoptions précédentes, lorsqu'il s'agissait de "Joint resolutions" qui devaient être approuvées par la Chambre et le Sénat à la majorité des 2/3, et ayant potentiellement force de loi, les résolutions adoptées le 29 octobre à la chambre (H. Res. 296) et le 12 décembre au Sénat (S. Res. 150) sont des "résolutions simples" qui n'appellent aucune action de la part du Président américain. Il ne s'agit pas de lois, mais donc de résolutions qui, en quelque sorte, mettent la pression sur l'Administration américaine. Kim Kardashian, qui est suivie par 154 millions de followers sur Instagram[15] (!), a ainsi appelé les membres du Sénat à approuver la résolution 150 le jour même du vote. Un autre point intéressant à observer sera, à mon avis, les prochaines procédures de confirmation par le Sénat des futurs Ambassadeurs américains en Turquie et en Arménie. Il devait être plus difficile pour les candidats de la future Administration de se contenter d’utiliser des euphémismes pour décrire le génocide de 1915. Rappelons ici que l'Ambassadeur américain en poste en Arménie de 2004 à 2006, M. John Marshall Evans, a été rappelé à Washington par le département d’Etat après avoir reconnu publiquement le génocide des Arméniens. Poussé à la porte, redevenu simple citoyen, il décrit la négation du génocide des Arméniens comme la pire des fake news du 20ème siècle[16].

Que disent les résolutions 150 et 296 ?

Après un nombre de considérants importants (sur les reconnaissances passées des Etats-Unis, sur l’effort humanitaire américain à la suite du génocide, sur l’invention du terme « génocide » par R. Lemkin en référence au génocide des Arméniens, etc.), elles disent qu'il est de l'avis de la Chambre des Représentants/de l'avis du Sénat que la politique des Etats-Unis est de[17] :

(1) commémorer le génocide des Arméniens par la reconnaissance officielle et le souvenir ;

(2) rejeter les efforts visant à enrôler, engager ou encore associer le gouvernement des États-Unis à la négation du génocide des Arméniens ou de tout autre génocide ; et

(3) encourager l'éducation et la compréhension du public sur les faits du génocide des Arméniens, y compris le rôle des États-Unis dans l'effort d'aide humanitaire, et sur la pertinence du génocide des Arméniens pour les crimes contre l'humanité contemporains.

S'il ne faut à mon avis rien attendre de l'Administration actuelle (la mise au point du département d'Etat du 17 décembre 2019 sur le fait que l’Administration en restait à sa déclaration du 24 avril 2019, et continuerait donc d’employer le terme de «Medz Yeghern[18]» en référence au génocide arménien le prouve aisément), on peut espérer que la prochaine Administration américaine, qui sera issue des élections de novembre 2020, s’alignera sur la ligne arrêtée par le Congrès américain en cette fin d'année 2019.

La dernière fois qu'un démocrate avait promis de reconnaitre le génocide des Arméniens en campagne, il avait ensuite "trahi" sa parole une fois au pouvoir. Samantha Powers, ex-ambassadrice des Etats-Unis à l’ONU, qui se bat depuis pour la reconnaissance du génocide des Arméniens par les Etats-Unis comme un impératif moral face aux despotes (elle souligne aussi l'importance de tenir un discours de vérité en politique étrangère (américaine) à des fins de crédibilité)[19], avait dans un premier temps défendu ce renoncement en disant que Barack Obama était un "conséquentialiste", c'est-à-dire quelqu'un qui prend ses décisions en fonction des conséquences qu'elles ont. Ce faisant, Obama renonçait à sa promesse de campagne et s’alignait, comme les autres présidents américains, sur la position de l’appareil d’Etat (d’aucuns diraient l’Etat profond américain[20]) qui place la question de l’adhésion de la Turquie à l’OTAN (et des ventes d’armes qui y sont liées) au-dessus de tout autre impératif, fut-il moral. Car, en effet, il en faudra du courage au prochain Président ou à la prochaine Présidente pour ajuster la politique américaine sur cette question face aux menaces qui ne manqueront pas de venir d'Ankara.

Encore récemment, Recep Tayip Erdogan a menacé de fermer la base de l'OTAN d'Incirlik où sont stockées des bombes nucléaires américaines. Cette base est, rappelons-le, en partie construite sur des terres volées à des Arméniens après le génocide[21]. L'exécutif américain sera-t-il un jour prêt à payer ce prix (la fermeture de cette base) pour un réajustement dans un sens plus moral de la politique extérieure américaine ? On peut bien entendu en douter.

Au-delà de la fermeture des bases de l’OTAN, la Turquie d’Erdogan a également menacé de reconnaitre le génocide des Amérindiens. Ce que l’avocat Brett Chapman, leader amérindien a rejeté en ces termes :

"Erdogan ne fait que s'approprier les souffrances de nos ancêtres pour continuer à nier le génocide en Turquie... Il ne fait que nous mentionner d'une manière peu sincère afin qu'il puisse s'en prendre au gouvernement des États-Unis[22]..."

Il faut rappeler ici qu’après l’échec de l’adoption d’une résolution sur le génocide des Arméniens en 2007 (voir plus haut), que certains justifiaient par l'absence de regard du Congrès sur les pages les plus sombres de l'histoire américaine[23], le président Barack Obama a promulgué la loi sur les excuses aux Amérindiens le samedi 19 décembre 2009[24]. Cette loi comporte une « excuse du peuple des États-Unis auprès de tous les peuples autochtones pour les nombreux cas de violence, de mauvais traitements et de négligence infligés aux peuples autochtones par des citoyens des États-Unis ». Cette loi, parfois vue comme lacunaire[25], exclut notamment d’éventuelles demandes en réparations. Mais à la faveur du débat sur les réparations à apporter aux Afro-américains, des voix s’élèvent, comme celle de la candidate à la présidence Elisabeth Warren, pour inclure les peuples autochtones dans le débat sur les réparations[26].

Comment expliquer une telle obstruction de la part de la Turquie ? Le négationnisme d’Etat, qui trouve ses racines dans les origines même de la République de Turquie moderne qui a succédé à l’Empire ottoman, joue un rôle majeur dans cette opposition sans concession.

Le négationnisme d'Etat

À l'étranger, la diplomatie turque mène un important travail de lobbying pour s'opposer à la reconnaissance du génocide. Le gouvernement turc déploie un budget et un réseau de pressions considérables afin de parvenir à ses fins. Pour donner une idée des moyens en jeu, dans un domaine connexe à la question du génocide, la Turquie aurait offert 15 millions de dollars à Michael Flynn, l'ex-conseiller national à la sécurité de Donald Trump, pour la capture de Fethullah Gülen[27]. "Nous devons voir le monde du point de vue de la Turquie", écrivait Flynn dans un article publié le jour même de l'élection de Trump[28]. Dans une conférence qu'il a donnée en juin 2011, l'historien turc Taner Akçam a déclaré qu'une source confidentielle à Istanbul lui avait certifié que le gouvernement turc prévoyait de soudoyer des historiens et des universitaires aux États-Unis afin de nier le génocide arménien[29]. En 2007, le "Washington Times" révélait que l’ambassade de Turquie aux Etats-Unis dépensait environ 319’000 dollars par mois auprès de firmes de lobbying et de spécialistes en communication pour que la résolution sur le génocide ne soit pas adoptée par la Chambre[30]. Le 4 mars 2010, dans un autre article, le même journal relevait que "The Turkish government has spent millions on Washington lobbying over the past decade, much of it focused on the Armenian genocide issue”[31]. Samantha Powers parle quant à elle de 12 millions de dollars dépensés en lobbying par la Turquie aux Etats-Unis pour les seules deux premières années de la présidence Trump[32]...



New York Times du 15 décembre 1915

De la crédibilité de la politique américaine de prévention des génocides

Si la prochaine Administration américaine souhaite recouvrir un minimum de crédibilité dans sa démarche de prévention des génocides et des atrocités de masse, au-delà de la question de l'OTAN, et pour être pleinement cohérente, elle devra reconnaitre le génocide de 1915. Rappelons-le, nier un génocide correspond à la dixième et dernière étape d'un génocide[33]. L'un des considérants des résolutions 150 et 296 rappelle par ailleurs que "la loi Elie Wiesel "Genocide and Atrocities Prevention Act" de 2018 (Public Law 115-441) établit que la prévention des atrocités représente un intérêt national américain et affirme que le gouvernement des États-Unis a pour politique de poursuivre une stratégie visant à identifier, prévenir et répondre au risque d'atrocités en renforçant la réponse diplomatique et le recours effectif à l'aide étrangère pour appuyer les mesures appropriées de justice transitionnelle, notamment la responsabilité pénale, pour les atrocités passées".

La loi Elie Wiesel a en effet été promulguée en janvier 2019 par Donald Trump, après avoir reçu l'appui bipartite des deux chambres du Congrès.

Cette loi exige que le pouvoir exécutif fasse rapport chaque année au Congrès sur l'identification des alertes précoces de génocide, la formation des responsables américains à l'identification des zones potentielles où un génocide pourrait se produire et la manière dont toute Administration atténue le génocide par la médiation américaine, entre autres moyens.

Dans son premier rapport rendu public en septembre 2019[34], la Maison-Blanche indique qu’elle dirigera le Groupe de travail d'alerte précoce en matière d’atrocités afin de renforcer les efforts déployés par le Gouvernement des États-Unis pour prévenir et atténuer les atrocités et y faire face. Le groupe de travail d'alerte précoce en matière d'atrocités (le "groupe de travail") s'efforcera d'accomplir ce qui suit[35] :

- Suivre l'évolution du risque d'atrocité à l'échelle mondiale afin d'alerter les différentes agences des signes avant-coureurs ;

- Améliorer la coordination entre les institutions en matière de prévention, d'atténuation et de réaction aux atrocités afin de combler les lacunes et de tirer les leçons de l'expérience, tout en tirant parti de l'expertise de la société civile ; et

- Faciliter l'élaboration et la mise en œuvre de politiques visant à renforcer la capacité du Gouvernement des États-Unis à prévenir et à atténuer les atrocités et à y réagir.

Le groupe de travail prévoit de réunir les ministères et organismes fédéraux concernés au niveau opérationnel quatre fois par an et au niveau du leadership une fois par an.

Ce groupe de travail prend par ailleurs la suite du Conseil pour la prévention des atrocités (APB), formé sous la présidence Obama, qui était composé de représentants du Conseil national de sécurité, des départements d'Etat, de la Défense, de la Justice et du Trésor, de l'Agence des Etats-Unis pour le développement international et de la communauté du renseignement, qui se réunissait chaque mois pour évaluer les risques à long terme des atrocités dans le monde.

Dans une directive présidentielle d'Obama portant sur la création du APB, la prévention des atrocités de masse et des génocides était déjà présentée comme un "intérêt fondamental de sécurité nationale", mais également comme "une responsabilité morale fondamentale" pour les États-Unis.

L'APB, qui a été présidée par Madame Samatha Powers, a-t-il fonctionné ? Dans un article de la National Review, Elliott Abrams écrit qu’un décret exécutif qui était censé faire suite à la directive présidentielle a été discrètement mis en veilleuse sans explication[36]. Il ajoute, plus grave encore, qu’aucun cadre supérieur du département d'Etat n’avait souvenir d’une réunion où la prévention des atrocités avait été mentionnée.

Le manque de transparence de l'APB depuis sa création en 2012 a en outre diminué son profil auprès des décideurs politiques américains[37].

Les présidents américains[38] se déclarent souvent en faveur du « Plus jamais ça». Reagan, on l'a vu, incluait clairement le génocide arménien dans le champ du "Plus jamais ça". Depuis, le génocide arménien a été euphémisé en "Medz Yeghern" ("Grand Crime") en raison des pressions de la Turquie. Trump, dans sa déclaration du 24 avril 2019 pour la commémoration du génocide arménien, va jusqu’à honorer celles et ceux qui ont cherché à s'assurer que de telles atrocités (le « Medz Yeghern ») ne se reproduiraient pas, comme le militant des droits de l'homme et avocat Raphaël Lemkin. Or ce dernier, comme le rappellent les résolutions 296 et 150 est à l’origine du terme « génocide » en référence directe à l'extermination des Arméniens et d’autres minorités en 1915. On ne peut être plus ambigu. Tout se passe comme si l'Administration décrivait un génocide sans employer le terme afin de ne pas froisser son allié turc.

Si à l’avenir, les Etats-Unis veulent retrouver un rôle leader dans le domaine des droits humains et si surtout, ils souhaitent retrouver une quelconque crédibilité dans la prévention des génocides et des crimes de masse, il faudra bien que la branche exécutive finisse par sortir de cette ambiguïté et renonce à son négationnisme light en s’alignant de manière définitive sur la branche législative en reconnaissant, elle-aussi, le génocide des Arméniens. Et ce à des fins de cohérence. C’est le sens de l’Histoire. A défaut, il vaudrait mieux qu’elle nie carrément le génocide des Arméniens en s’alignant sur la ligne étatique turque. Les Etats-Unis renonceraient ainsi clairement à leur statut moral sur cette question centrale pour les droits humains. Comme nous l'apprend le Président de Genocide Watch, le docteur Stanton, nier un génocide est la dixième et dernière étape d'un génocide[39].

De la responsabilité d'autres acteurs internationaux

D’autres acteurs internationaux devraient également réévaluer leur position à la lumière des faits. Une agence de presse comme l’AFP ou un média global comme la BBC s’honoreraient à s’aligner sur des médias de référence comme le New York Times[40] ou le Los Angeles Times qui reconnaissent le génocide arménien et ont depuis longtemps laissé tomber les guillemets autour du mot « génocide » ou la vieille antienne « selon les Turcs » et « selon les Arméniens ». Ce faisant, ils s’aligneraient sur le consensus scientifique sur la question et seraient plus en soutien des défenseurs des droits humains en Turquie, qui prennent des risques pour leur vie au quotidien, que de l’Etat turc.

De même, les ONG de promotion des droits humains devraient, ce blog l’a déjà souligné, inclure la reconnaissance du génocide des Arméniens – et des autres crimes de masse commis en Turquie comme les massacres du Dersim en 1937-38 - à leur panoplie de plaidoyer sur la Turquie (sur un plan national et sur un plan international en direction des Nations Unies, etc.), de même que le droit à la vérité de la part de leur Etat sur ce qui s'est passé en 1915-23, 1937-38 (...) pour les minorités arménienne, grecque, assyro-chaldéenne, alévie et kurde, bien entendu. Il s'agit-là de remédier aux causes profondes des violations des droits humains en Turquie et donc d'y apporter une réponse dans la durée et non pas au coup par coup. Au-delà du cas turc, emblématique, de nombreux autres pays pourraient être concernés par ce type d'approche.



New York Times du 10 octobre 1915

Enfin, la Turquie elle-même. Si elle a raison de souligner l'existence d'un génocide à l'égard des Rohyingas au Myanmar[41] ou de pointer du doigt le rôle des Européens dans l’extermination des peuples autochtones dans ce qui allait devenir les Etats-Unis d’Amérique, elle a fondamentalement tort de croire que la nation turque (que l’on mette l’accent sur son caractère laïque comme les kémalistes du CHP (par ex. le maire d’Istanbul) ou son caractère sunnite comme l’AKP) est, dans son ADN en quelque sorte, incapable de génocide[42]. Un génocide est un génocide. Qu’il vise des Musulmans, des Bouddhistes ou des Chrétiens.

En conclusion, rappelons deux vérités élémentaires soulignées récemment à la faveur du vote des résolutions américaines par Garo Paylan, député arménien du Parti démocratique des peuples (HDP), et le Premier Ministre arménien Nikol Pachinyan. Selon le premier, une telle résolution devrait être adoptée par le Parlement turc et selon le second, le négationnisme de l'Etat turc reste une menace pour l’Arménie[43]. Seul un soutien massif aux démocrates turcs, qui passe nécessairement par un rapport de forces tel que représenté par des résolutions comme les résolutions américaines (et qui devra ensuite, s'il doit être signifiant, s'incarner dans un alignement de l'Administration sur la position du Congrès) permettra à terme de contribuer à cet idéal de paix et de démocratie en Turquie et dans la région.

Afin de recouvrir un minimum de crédibilité dans sa démarche de prévention des génocides et des atrocités de masse, dans le sillage de la loi Elie Wiesel sur la prévention des génocides, la branche exécutive du gouvernement américain doit enfin s’aligner sur le Congrès et reconnaitre le génocide de 1915 une fois pour toutes.


[11] Id.

[12] Extrait: "Like the genocide of the Armenians before it, and the genocide of the Cambodians which followed it — and like too many other such persecutions of too many other peoples — the lessons of the Holocaust must never be forgotten".

[14] Simple Resolutions - A matter concerning the operation of either the House of Representatives or Senate alone is initiated by a simple resolution. A resolution affecting the House of Representatives is designated “H.Res.” followed by its number. They are not presented to the President for action.

[18] "Grand crime", synonyme en arménien, du mot génocide. Le terme est utilisé dans les déclaration du 24 avril des Présidents américains depuis Obama au moins comme un euphémisme pour décrire le génocide des Arméniens. La déclaration de Trump de 2019 fait par ailleurs référence à R. Lemkin, l’inventeur du mot « génocide ». L’ambiguité de ce type de déclaration, qui décrit le génocide sans employer le terme afin de ne pas froisser l'Etat turc allié, est donc forte et peut par conséquent s'apparenter à du négationnisme light. Voir la déclaration du 24 avril 2019: https://www.whitehouse.gov/briefings-statements/statement-president-armenian-remembrance-day-2019/

[20] Notion par ailleurs très présente en Turquie (« derin devlet »).

[22] NPR, December 2019.

[23] Relevons malgré tout que le Congrès s'était excusé en 1993 déjà auprès des peuples autochtones d'Hawaï pour le renversement de leur royaume en 1893: https://www.thoughtco.com/the-us-apologized-to-native-americans-3974561

[31] Armenia-Turkey dispute over genocide label sets off lobbying frenzy, By Dan Eggen, Washington Post, March 4 2010.

[35] Id.

[41] l'ONU a déduit l'existence d'une intention génocidaire à l'égard des Rohyingas (voir § 85) https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G18/274/55/PDF/G1827455.pdf?OpenElement

Voir un exemple de déclaration conjointe publiée par les partis AKP et CHP sur la question du génocide arménien (cette fois au moment de la reconnaissance par le Bundestag): https://www.aljazeera.com/news/2016/06/genocide-vote-turkey-warns-germany-160603054625168.html

109 vues0 commentaire
bottom of page