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A l'occasion de la sortie de "3è sexe" de JC Tekgyozyan, interview avec la traductrice A. Avetissian



Interview menée à Erevan par Alexis Krikorian, directeur de la bourse de traduction de Hyestart, à la fin septembre 2021.


Q. Bonjour Anahit, peux-tu nous parler un peu du livre que tu as traduit, « Troisième sexe » de Jean-Chat Tekgyozyan et qui sort aux éditions Belleville (Paris) le 8 octobre 2021 ? De quoi ce livre parle-t-il, quelles sont ses thématiques ?


R. Comme l’annonce le texte du livre lui-même (juste après les dédicaces), c’est une histoire semi-documentaire de quatre accidents survenus. C’est à la fois une description assez juste, mais également très trompeuse. Car si le lecteur s’attend à une évolution linéaire d’un sujet, décrit avec un style documentaire, il sera forcément déçu.


On a effectivement quatre protagonistes, et le livre d’ailleurs est composé de quatre parties, chacune portant le nom de l’une d’entre elles. Les hommes, eux, ont des rôles somme toute ponctuels et relayés au second plan. Et donc, les quatre parties du livre parlent à travers les voix de ces quatre femmes, aux tonalités et rythmes très différents les uns des autres. Et même si les personnages sont bien réels, des actrices assez connues par au moins une partie de la société, les histoires qu’elles racontent sortent de l’individuel et parlent finalement du rôle et de la place de la femme dans nos sociétés, à des périodes différentes.


Q. Lors de sa sortie à Erevan, le livre avait fait un mini-scandale. Je me rappelle notamment d’un article dans le journal Herabarak où un lien avait été fait, me semble-t-il, avec la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes. Alors que le débat faisait rage sur la ratification ou non de la Convention par l’Arménie, le ou la journaliste, qui n’avait même pas lu le livre, avait assumé que le livre était un livre militant pour la Convention, c’est bien ça ?


R. Il est vrai que le titre peut prêter à confusion. Moi-même, quand je ne l’avais pas encore lu et que je n’avais vu que le titre, j’avais pensé qu’il traitait des sujets LGBTQ. Il n’en serait pas moins intéressant, bien entendu, mais il se trouve que ce n’est pas le cas, et le fait de critiquer le livre en se basant juste sur son titre est révélateur d’une société. Ou au moins d’une partie de celle-ci. Et en particulier des journalistes pour lesquels faire le « buzz » est synonyme de « célébrité », alors tant pis pour le contenu. Alors que tous ces gens qui critiquaient le livre, et la Convention d’ailleurs, gagneraient sûrement à le lire, et à se poser des questions sur ces femmes qui vivent et qu'ils côtoient, mais qui ne peuvent pas être justes des femmes, qui appartiennent à un « troisième » sexe ou sexe « intriguant » comme le dit l’une des personnages du livre, car elles ne peuvent pas entrer dans les cases imposées par la société.


Q. Tu as été membre du jury arménien du Prix de littérature de l’union européenne qui a décerné son prix à Aram Pachyan cette année pour son roman « P/F ». Tu avais également traduit en français un livre précédent de Aram Pachyan, «Au revoir, Piaf » sorti en 2020 aux Editions Parenthèses (Marseille). Y-a-t-il des points communs entre ces auteurs ? Dirais-tu qu’ils et elles constituent une nouvelle vague de la littérature arménienne ? Si oui, quelles seraient ses caractéristiques au plan stylique et autres et qu’est-ce qui la distinguerait d’une génération précédente comme celle de Vahram Martirosyan (né en 1959 à Gyumri)?


R. Je ne suis pas critique littéraire, et il m’est difficile de dresser des généralités et de faire émerger des points constituants de telle ou telle vague. Mon impression personnelle est qu’il n’y a pas de tendance ou d’école à proprement parler. Les deux auteurs en question, et en particulier les deux œuvres que j’ai traduites, sont, pour moi, assez différents à la fois dans le style, le rythme et les sujets traités, à part qu’on pourrait dire que dans les deux cas c’est la condition humaine, en quelque sorte, qui est révélée, dans des circonstances particulières, mais n’est-ce pas propre à toute œuvre littéraire si l’on devait généraliser à l’extrême. « Au revoir, Piaf » d’Aram Pachyan, par exemple, me faisait penser, quand je travaillais sur sa traduction, au nouveau roman, avec son absence d’évolution linéaire de l’intrigue, ses répétitions des mêmes scènes, avec de subtils changements à chaque fois, qui nous font justement avancer dans la compréhension du texte, etc. Alors que le livre de Jean-Chat est complètement différent, même si l’on ne peut pas parler, dans ce cas non plus, d’une intrigue linéaire.


Pour moi, si l’on devait parler d’un trait caractéristique de cette génération, ce serait la recherche ou l’expérimentation. La recherche du style, de la voix et l’expérimentation avec différents modes d’écriture.


Q. De ton point de vue, comme se porte la lecture en Arménie ? Je me rappelle qu’en 2010, alors que je faisais une mission d’enquête pour l’Union internationale des Editeurs, il n’y avait que 5 ou 6 librairies à Erevan. Aujourd’hui il semble y en avoir beaucoup plus. Il y aussi des développements en ligne avec des initiatives comme Vlume. Est-ce juste un effet d’optique ou y-a-t-il vraiment plus de librairies, plus de points d’accès au livre et donc plus de lecteurs qu’il y a dix ans ?


R. Il y a certainement plus de libraires à Erevan aujourd’hui, qu’il y a dix ans. Et c’est vrai aussi qu’on achète plus de livres aujourd’hui. Il est vrai que les livres les plus vendus appartiennent à la littérature de jeunesse. Mais ce n’est pas pour autant un mauvais signe pour moi. Si les enfants grandissent entourés de livres, on peut espérer qu’ils continuent à lire quand ils seront plus grands. Je ne suis pas tout à fait sûre que le confinement lié au Covid-19 ait nuit au marché du livre. Personnellement, je me rappelle avoir commandé tant de livres début 2020, surtout pour ma fille (de la littérature jeunesse, encore !) quand l’Arménie a connu son premier confinement, qu’on est encore en train de les lire. Certes, j’en avais commandé une partie de l’étranger, mais encore une fois, je pense que plus les gens liront, mieux le marché du livre se portera in fine.


Q. D’après toi, comment a évolué l’édition arménienne sur ces 10 dernières années ? Les gouvernements successifs ont-ils mis en place une politique de soutien efficace ? On oserait dire une politique du livre ?


R. Il existe certainement certains projets de soutien pour la publication des livres en arménien, ou pour la traduction, etc. Mais de là à parler d’une politique de soutien à l’édition, je ne le pense pas. Il suffirait de dire que malgré plusieurs efforts déployés par différents acteurs du livre pendant des années, le livre ne bénéficie d’aucun taux réduit de la TVA et est taxé à 20 %, comme tout autre produit commercial !


Q. Enfin, peut-être quelques questions sur ton domaine de prédilection, la traduction littéraire. Comment dirais-tu que la traduction a évolué ces dernières années en Arménie ? Y-a-t-il plus de traductions ? Cela semble être le cas des langues étrangères vers l’arménien (on pense ici à des maisons comme Zangak ou Antares qui publient énormément de traductions), mais est-ce aussi le cas dans le sens inverse ? Dirais-tu que le déséquilibre existant il y 10 ans s’est accentué, stabilisé ou a diminué ?


R. Oui, le déséquilibre existe toujours, et je pense que c’est, en quelque-sorte, inévitable. Oui, on ne fait pas assez pour promouvoir la littérature arménienne à l’étranger, mais il faut garder à l’esprit qu’on est quand-même un petit pays et même si on a des auteurs de talent, et même si on fait beaucoup plus pour les promouvoir à l’étranger, il est évident que la littérature mondiale aura toujours beaucoup plus à nous offrir, et donc, il y aura beaucoup plus de traductions vers l’arménien que l’inverse.


Q. Le centre PEN a été recréé en Arménie sous l’impulsion d’Arevik Ashkharoyan et de Armen Ohanyan, en bonne intelligence avec l’ancienne président Anna Hakobyan. J’ai participé il y quelques années à une réunion constitutive à Erevan, ainsi qu’à une réunion exploratoire à Francfort avec le directeur de PEN International, Carles Toner. Y-a-t-il au sein de PEN Arménie un comité de traduction et des droits linguistiques ? Ou sinon, est-il en projet ? Est-ce que cela pourrait, d’après toi, apporter une valeur ajoutée aux traducteurs et traductrices en Arménie ? Ou faudrait-il également créer une association spécifique dans ce domaine afin de promouvoir la défense des intérêts des traducteurs ? Il me semble qu’il y a eu des actions en ce sens en Arménie ? Sais-tu où on en est ?


R. Effectivement, un projet de créer une association de traducteurs était en gestation depuis un moment déjà, justement par les efforts d’Arevik Ashkharoyan, parmi d’autres. Mais la guerre et toutes les conséquences désastreuses ont pris le dessus pour le moment. Et je pense qu’une association spécifique serait mieux placée, même si je ne minimise pas le rôle des comités au sein du PEN. Comme par exemple l’ATLF en France, très active, et qui est d’ailleurs membre du Syndicat national de l’édition (encore une entité qu’on aimerait bien avoir un jour chez nous). Il existe par exemple une association des interprètes de conférence en Arménie, qui n’est pas très connue, mais qui arrive quand-même à défendre des causes et à promouvoir, au niveau local, les droits des interprètes. Il serait bien je pense, pour les traducteurs littéraires, de se mobiliser à la fois pour défendre les intérêts des traducteurs et pour promouvoir la littérature traduite, de et vers l’arménien.


Q. Enfin (c’est une vaste question), que faudrait-il faire d’après toi pour soutenir la création littéraire en Arménie et favoriser la traduction d’une production littéraire de qualité de l’arménien vers d’autres langues ? Au-delà de tout ce qui est déjà fait, dans le domaine de la promotion littéraire et de soutien à la traduction, n’ y-a-t-il aussi un travail d’enseignement à faire sur la création en langue arménienne elle-même ? On pense ici à des cours de « creative writing » par exemple (question subsidiaire : j’imagine que la littérature est enseignée lors du cursus scolaire en Arménie, mais la création littéraire est-elle enseignée à l’université par exemple ?).


R. Ce travail en amont dont tu parles est certainement essentiel. Car il ne suffit pas d’avoir des projets de soutien et de promotion, ou de critiquer leur absence ou leurs manquements, encore faudrait-il avoir des créations de qualité, des œuvres que les maisons d’éditions étrangères seraient prêtes à publier et à diffuser. Car même avec une aide à la traduction, une maison d’édition qui se respecte devra d’abord apprécier le texte pour s’engager à partir à l’aventure avec ce dernier. Alors oui, des cours de « creative writing », des ateliers de traduction, des conférences de personnalités du monde littéraire ou de la traduction littéraire, etc., tout cela favoriserait certainement la création littéraire. Il faudrait aussi qu’on ait de bons critiques littéraires. Et là, ce n’est pas seulement une question de formation, mais aussi de culture. L’Arménie étant un petit pays où presque tout le monde connaît tout le monde, la critique littéraire a du mal à être acceptée comme quelque-chose d’objectif, comme une occasion de se voir de côté, de s’améliorer. C’est souvent perçu comme une critique tout court, une attaque personnelle. Et encore, quand c’est écrit et publié. Je connais des cas où la personne s’est autocensurée et n’a rien écrit sur tel ou tel texte, parce que l’auteur est un ami et qu’elle ne voulait pas le vexer. Donc, au-delà des anecdotes, il faudrait, encore une fois, avoir une approche générale, systématisée, favorisant toute la chaîne du livre, à partir de la création jusqu’à sa diffusion (et sa critique).


Anahit Avetissian, merci.


Plus sur le livre et pour commander:



EAN 9791095604396


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